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Alain Julien RUDEFOUCAULD - Ecrivain

 

 

CHRONIQUE DE L'ORDINAIRE 18 — CHANTIER

Il m’arrive quelque fois de toucher à la salle de bains, ou bien à mon bureau. Le premier geste déclenche la diarrhée. Et le deuxième, la migraine. Si je range les livres, je constate que je ne sais plus compter. Je m’en rends compte plusieurs mois après. Parce que je travaille dans la cuisine, ce qui finit par paraître curieux. D’abord aux voisins. Puis à moi. Alors je dis à mes enfants de tout ranger. Ils découvrent leur mère sous l’escalier, morte, et puis un bout de mes  doigts sous le tapis du salon. Ils me disent sans cesse que je travaille trop, et que je devrais faire attention à la scie sauteuse. Tous ceux qui m’entourent aussi. Je réponds superbement que la vie est un chantier. Et aussitôt je lève le pied. À cause de la boue.   AJR

 

 

— RUE DE RENNES 22 10 2023   — Encore un bon kilomètre de foule. Un serpent de femmes et d’hommes sans rupture, rue de Rennes, Paris 16h00. Tout ça vu depuis Montparnasse. Le serpent roule et toujours au même endroit se tord, s’écarte et continue de ramper. Pas une hésitation. Pas un arrêt. J’emprunte la piste du serpent. J’approche de la torsion et de l’écart. Un kiosque. C’est peut-être ça l’obstacle qui les fait s’écarter. Non, je vois bien qu’il y a de la place de part et d’autre du kiosque, que le serpent ne se divise pas, qu’il se tord et s’écarte sur la gauche. Et ça depuis bien dix minutes. Près du kiosque sur la droite, il est là, assis couché, soûl et la face ensanglantée. Je m’approche et m’accroupis,
« — Ça va ? — Ça va, t’as pas de la monnaie ? — Je vais voir, dis-moi ce que tu veux pour ta tronche, t’as mal ? — T’as vu ma gueule ? C’est des jeunes, ils m’ont poussé, je me suis cassé la gueule, t’as vu y a du sang et personne qui s’arrête… »
Comme il gueulait, les gens se sont retournés un temps, puis les autres qui arrivaient poursuivaient leur marche vers la Seine.
« — Tu veux des médicaments, à bouffer, à boire ? — Je veux de la monnaie, t’entends ?… De la monnaie… »
En me relevant, je lui file ce que j’ai et je lui tends des mouchoirs de papier.
« —Tiens, et prends les mouchoirs, c’est pour le sang, essuie, comme ça tu sauras si ça pisse encore. — J’ai déjà pissé, nom de Dieu. — Ça, j’ai senti. — Faites chier tous… » 
Je commence à m’éloigner et le voilà qui gueule  :
« — Hé ! Merci, t’es un pote, t’es sympa… »
Je reviens :
 « — Tu sais, faut pas croire, je m’arrête parce que t’es un homme à terre et que je suis debout. Je suis peut-être un pote juste maintenant, mais je peux te dire que je suis pas sympa. Tu comprends ce que je veux te dire ou j’t’explique ? — Ça va ! Tu sais quoi ? Je prends ta monnaie et je vais boire un coup. — Tu devrais bouffer aussi. — J’ai pas faim. — T’as pas soif non plus. — C’est vrai que t’es pas sympa. — Allez t’es debout, va au bar au coin, t’as de quoi manger et boire… »
Il dégage à l’arrière du kiosque. Il entre dans le bar. Au comptoir direct. Je l’ai observé devant son verre de bière. J’ai vu le sandwich déposé pour lui sur le comptoir. Il a commencé de manger. J’ai reculé et j’ai repris ma marche après le kiosque.
Le serpent poursuivait sur la rue de Rennes. J’ai pensé au fait que je m’étais arrêté, que le serpent glissait, peut-être plus sage que moi, peut-être plus froid, plus venimeux. Alors je me suis dit qu’après tout il n’y avait peut-être pas de différence entre le serpent et moi.
J’ai traversé la rue de Rennes, vers la rue du Regard. À ce moment-là, j’ai remarqué Hugues Auffray qui remontait la rue en galopant. J’ai pensé qu’il avait la pêche à son âge. J’ai pensé que je ne l’avais pas. Hugues Auffray est passé à mon côté. Il était essoufflé. Ah quand même.
De près il semblait perdu et de temps à autre il allait sur la rue guetter un taxi. Sur l’autre trottoir, le serpent poursuivait sa route, tout droit cette fois-ci.
J’ai tourné le dos. J’ai marché. Puis j’ai évité un mendiant. Autour de moi c’était devenu vide. D’un coup, plus rien. Juste le mendiant et moi.

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE — 16 

ENQUÊTE SUR LA MORT DE PAQUITO

 

LES FAITS : Vers 16 H 00 du 18 mai de cette année agacé par les mouvements de José et les sursauts de cape de ses camarades le dénommé Toro galope droit vers la barrière de dosses devant de lui. Il décide de la franchir comme il a déjà vu les chevaux le faire par-dessus les buissons et les troncs d’arbre, mais s’affale contre l’obstacle, pattes arrière au sol, pattes avant coincées entre deux traverses. Il tente de se dégager, meuglant et gémissant. Alors Paquito fonce, traverse l’enclos et court le long de la palissade en hurlant : " Il va s’abîmer, il va s’abîmer ! "
L’homme veut approcher de Toro sans l’affoler davantage, mais surpris par l’élan de sa course, ne peut s’arrêter qu’en un ridicule saut de biche et se retrouve nez écrasé sur le poitrail de la bête, laquelle roulait déjà des yeux effarés en bavant. Quelques secondes, Paquito se laisse aller à savourer la peur de l’animal. Elles sont  de trop. Paquito ne prévient pas la bascule et reçoit l’animal de 400 kilos sur la cage thoracique. L’on entend trois ou quatre bruits secs. C’est difficile à déterminer parce que les copains Pedro et José hurlent de panique et d’autres aussi qui ne témoignent pas ici. En tout cas, si le nombre de trois ou quatre est incorrect, ça a tout de même claqué comme des branches sèches morte. José se glisse sous le poitrail de Torino pour tenter de le dégager. La bête s’affole et s’agite dans tous sens écrasant à chaque rebond la poitrine de Paquito qui s’évertue en un orgueil stupide à rester debout les bras écartés sur les planches, la bouche rougie, calme et droit comme une statue au regard blanchi. À partir de cet instant plus aucun claquement n’est entendu. Alors Pedro se décide et plonge sous la bête. Ils forcent tous deux, leur corps plié sous le jeune mâle désemparé et troublé par cette agitation inférieure et masculine. Paquito glisse lentement au sol, bouche ouverte et sanglante et ne bouge plus. De temps à autre un coup de patte presque taquin vient secouer son corps indifférent. Pedro, toujours sous Toro écarte les bras et le soutient par le travers en hurlant, — Je le soulève, dégage les pattes !
À ce moment précis José agrippe les pattes arrières et force en soufflant. Torino doit croire à une récidive agressive car il se redresse et projette son ventre vers les dosses de la clôture. Il coince à son tour Pedro qui se retrouve le nez sur le sexe de l’animal. L’odeur pénètre la bouche de l’homme envahissant la langue, le nez et les dents. Il crache en hurlant, écarte de nouveau les bras pour tenter de soulever le jeune colosse, pour éloigner cette odeur et dans l’appui qu’il recherche, sa main droite fouille fugitivement les organes génitaux. C’est suffisant pour déclencher une véritable trémulation chez l’animal soudain plus étonné qu’affolé. Toro se cambre en un simulacre de coït, bouscule Pedro et José, d’un coup libérés par les sursauts taurins. Alors, transporté par sa prouesse, Toro fait tant que déséquilibré à nouveau, il libère une de ses pattes avant, la gauche. Emporté par son poids, il glisse de côté ;  son poitrail cogne les planches ; la patte droite se libère à son tour. En un lourd mouvement de valse le taurillon roule sur le flanc.

 

DÉPOSITION DE PAQUITO : Puisqu’on me pose la question de savoir pourquoi je suis mort, je réponds directement que je peux pas dire, mais si on me demande comment, je dis que la palissade était en troncs d’arbres équarris qu’on appelle chez nous des dosses et de palplanches, je dis aussi que je n’avais pas à me placer devant les planches à claire-voie, pas même suffisamment espacées pour que je m’y glisse, et qu’à Toro j’aurais dû laisser le champ libre, voilà, c’est tout ce que je peux dire, mais bon, en cherchant plus, même en chargeant toutes les responsabilités sur mes épaules, ça ne m’empêche pas de considérer qu’il y a eu entre le taureau et moi, quelque chose que je ne peux pas nommer, ni même reconnaître – comme qui dirait la catastrophe. Et encore, même en utilisant ces petites images, je ne suis pas sûr d’approcher les sentiments que j’éprouvais alors dans le corral, à fixer Toro rouler ses yeux effarés, parce qu’il a peur ou pour d’autres raisons. En tout cas, ce que je reconnais, c’est qu’à ce moment là, ses yeux sortent des orbites, que de mon côté, je regarde à en avoir mal aux prunelles les globes de Toro franchir les caves osseux ; et je sais aussi que par mon regard fasciné je me retrouve tout entier dans l’espace si étroit, si petit de ma vision, que je ne perçois plus la tête de Toro. Oui, je ne vois ni le cou, ni la nuque, ni le poitrail, ni même le corps – alors que pour le corps je sais bien qu’il y en a un, parce que c’est comme ça l’anatomie, on peut pas vivre sans corps c’est certain, mais aussi c’est pas une tête qui pourrait vivre, seule, détachée, dans des conditions normales de bonne santé, et encore moins un regard. Toujours est-il que d’un coup le corps que je ne voyais plus a jailli dans mon regard ; en même temps je ressens un grand choc qui me compresse le cerveau, une compression gigantesque parce que d’y penser, j’en ai encore mal à la tête, un mal de quelque chose qui doit ressembler à l’implosion d’un poste de télévision – c’est dangereux, tout le monde le sait –  et bien moi, après ça, je peux dire que le mal de tête qui en résulte est absolument terrible au point que je ne peux pas entendre les claquements en série de mes côtes brisées, et que juste après être tombé, là j’ai pu les compter, oui.
Ce que je peux dire aussi ? Pendant que José n’arrête pas de crier, je vois par à-coups la tête de Pedro, et plus loin, la tête de Pablo son frère, assis sur les barrières du corral. Alors à son côté, en petits flashes photographiques, pendant les tressauts qui m’écrasent, je remarque une fille brune, une fille très brune, noire, aux yeux noirs du même noir, et qui me sourit, avant que je tombe au sol, les poumons implosés, les côtes perforant mes outres à vent de part et d’autre. Je vois José essayer de soulever la bête qui meugle et bave sur mon ventre, je vois aussi Pablo qui descend de la barrière, et puis Pedro replié sous le ventre de Torino ; alors comme reposé, je m’évanouis doucement jusqu’au sol où je m’éveille sous un autre coup. Mais avant même que je puisse voir le temps se dérouler froidement devant mes yeux et par-dessus les vivants, oui avant cela, ils m’ont chargé sur une planche, l’un tenant l’avant, l’autre tenant l’arrière, et puis aussi un de chaque côté qui soulève mes bras parce qu’ils tirent beaucoup trop sur les côtes, et ça, il vaut mieux l’éviter rapport au fait qu’elles sont brisées. Ils me chargent donc sur une planche pour me soulever comme sur un pavois, non pas pour moi mais pour eux, parce qu’à leur insu, d’un coup éclate dans leur vie un inconnu merveilleux, et qu’il leur restera de tout ça une histoire à raconter plus tard, et c’est très rare d’avoir vraiment quelque chose à raconter de sa vie dans sa vie, mais quand même ça n’était pas une raison pour oublier à ce point ce qu’est une vie qui a du mal à respirer, pas une raison alors que je que je suffoque, alors qu’ils me soulèvent et me déposent donc sur une planche large comme une porte. Et même si ma viande vibre de douleur, moi, je ne peux strictement rien dire parce que j’ai du sang plein la bouche, que je dois tourner la tête pour tenter de respirer. Alors oui, c’est peut-être ma position allongée qui me fait tout ravaler ; c’est dangereux pour les poumons ; le sang, ça me tue et donne à tous ceux qui m’entourent la certitude voilée par l’urgence qu’ils me portent comme l’agneau de l’holocauste pendant qu’à l’arrière le Toro règle ses comptes avec ceux qui veulent le ranger. C’est par lui que mes poumons ne nourrissent plus ma tête, comme par une avalanche déferlante qui a comprimé la cage à la faire exploser, mais moi ce n’est pas de la neige que j’ai reçu, c’est la pureté de la mort, oui une pureté noire, et à tout prendre je préfère ça que rester vivant impur.
Tous me transportent à la maison, et je me souviens qu’alors je m’asphyxie comme un taureau blessé sous son propre poids. Et ça me donne le sentiment de ne pas être réduit à un simple signe dans un paysage, juste une petite chose comme une partie de la perspective, ah oui, je me souviens encore de cette jeune fille qui s’est penchée vers moi, une jeune fille à la peau mate et lisse, qui  caresse mes cheveux parce que je suis en train de mourir. Une telle beauté, alors que j’étouffe par mon sang, ça me déforce et ma vie s’en va et tout ça dure dix pas d’hommes, effroyablement lents, qui parcourent à peine 4 mètres, auréolés de la beauté de cette fille qu’ils ne voient pas. Alors le destin frappe un grand coup, avant même que je sorte du corral, à savoir que je me retrouve mort et raide en passant devant la fille, pendant que mon sang ne remplit pas son office, que mon sexe ne s’engorge plus, oui ce que je peux dire c’est que je meurs alors même que je désire.

 

DÉPOSITION DE TORO : Pour ce que j’ai à dire je le dis. D’abord c’est l’enfance qui a été dure, oui. Mais c’est le destin. C’est pas le tout d’avoir été élevé, protégé, entouré de manades, à galoper au travers des herbes hautes, à se retrouver les pattes dans l’eau, sûr d’être beau, d’être admiré pour mes testicules et pour mes muscles. À présent c’est ma mère qui serait heureuse de voir combien son fils est devenu fort, noir et luisant. Mais c’est elle aussi qui serait triste de me voir aussi, seul avec mes amis qui m’entourent, et dont certains ont subi l’opération suprême et qui jouent les Cabestros pour les jeunes qui ont gardé leur appareil. Oui, moi le roi le plus beau, je suis bon pour la réforme. Alors c’est pas le tout, non, d’avoir été élevé et protégé, faudrait encore que le sort s’aligne sur ce qu’on vit ! Et moi avec mes cornes, ma nuque bien forte, avec mes muscles qui font qu’il y en a qui en rêvent, je me retrouve rangé avant même d’avoir combattu. Je me retrouve écarté, avant d’avoir affronté un bel habit avec des paillettes et de l’or fixé avec du fil bien lié et des boutons partout et surtout des fesses bien serrées. Et me voilà chargé d’aller copuler, faut que je monte les pattes sur les reins de ces vaches, lesquelles je dois bien me l’avouer, me sont complètement indifférentes avec leur entrée semblable identique. Et avec ça je dois prendre la pose, avant de les prendre, histoire de les amadouer, parce que faut bien le reconnaître, j’en ai à faire fuir les femelles ! Vaut mieux pas qu’elles regardent, ça non, vaut mieux pas, surtout que si elles voient, je suis même pas sûr qu’à ce moment-là elles ne se mettent pas à croire que ce qu’elles vont sentir est directement proportionnel à ce qu’elles lorgnent ! Et là je peux dire que ça n’est tout simplement pas ce que je constate. Mais au point de vue de l’armature et de l’armement, je dois reconnaître que ma mère serait fière et mon père jaloux, que c’est même ça qu’on peut considérer comme un destin qui ne laisse pas croire que ce qui m’arrive tient au hasard. Tout ça lié au fait que trois couillons jaloux m’ont agacé. Alors ça, pour un souvenir, je préférerais pas l’avoir, à cause que moi ça me range définitivement et je dois avouer que ça me les retourne. Ce jour-là, morveux comme ils étaient, la seule chose bonne qu’ils auraient dû faire avec leur bout de tissu de couleur baladeuse, c’est se moucher dedans ! Mais non, leur cirque, c’est devant mon propre museau qu’ils l’ont fait, sans même que je puisse le toucher ce tissu. J’étais suis pas très dans l’allant ce jour-là et faut dire que j’y vais pas de bon cœur dans ce petit cercle de bois, lié au fait que les copains m’ont toujours dit que des combattants comme nous, de notre race, on nous provoque jamais et que surtout vu ce que deux ou trois qu’en étaient revenus en dix ans ont pu raconter, il faut arriver innocent dans l’arène, oui innocent !
Alors moi, je comprends vite que si j’accepte leur jeu imbécile, je vais me retrouver écarté des combats et que j’aurais plus le droit de combattre, mais je suis assez idiot d’accepter la tentation si même je l’ai acceptée. Des deux agités il y en a un qui en fait plus que l’autre avec son bout de couleur souple et l’autre bouge sans arrêt en criant. Je laisse faire. Quand je commence à me calmer. Ils viennent me taquiner  d’un bâton à l’arrière de moi, et l‘autre sur les planches il arrête pas pousser des petits cris ridicules d’aigu ! Celui qui s’agite devant moi il s’empêtre dans ce qu’il s’affaire sous mon museau, il perd pied et de mon côté j’en ai vite assez parce que je sais que si ça se sait ce qu’il font j’aurai pas droit au combat pour cause de ce que j’ai dit. Alors, moi, je fais ni une ni deux et je carapate droit vers la porte. Les couillons l’ont fermée à clef. Toutes façons même si j’ai les clefs je peux pas l’ouvrir faute de sabots d’hommes pour ça. Je me retourne et je galope pour franchir un bout de palissade pas bien lissé avec des planches pas finies et les dosses dessous. Moi je fonce et je saute, c’est ma nature. Ma mère et mon père ont fait ce qu’ils ont pu, mais tout bien considéré il y a une chose qui me retient au sol et qui me gêne, c’est le poids gigantesque de la tradition que je porte ! Alors bon, force, muscles et puissance, c’est tout bête que j’atterris les pattes prises entre les bois de la clôture ! À ce moment-là, ce qui m’inquiète le plus c’est bien d’avoir ma réputation à l’air pendante et non protégée. Et voilà qu’y a un gars qui arrive. Je le reconnais à sa langue qu’il crie comme en promenade. J’ai beau essayer de l’éviter je vois bien qu’il me regarde. Je lui fais signe avec les yeux de dégager et que c’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre ; cet imbécile fixe d’un regard qui me perturbe ce qui me pendouille. À ce moment-là, pour faire bon état j’en vois deux autres que je reconnais de tout à l’heure qui accourent et se glissent dessous vers mes figures suspendues. Moi du coup je suis sûr qu’ils veulent me les couper, je me secoue, je m’agite, et le premier, qui dégage toujours pas, se retrouve entre moi et les bois. Ils me touchent de partout , je m’affole, c’est normal et je peux rien faire d’autre que finir au sol après qu’ils m’ont touché fouillé. Ça je dois dire que c’est un scandale, un pêché à ne pas voir et que peut-être les deux autres par en-dessous s’en sortent justement parce qu’ils décident de fermer les yeux ou quoi. Ils dégagent et en dégageant me dégagent. Voilà comment je roule au sol. Sous les hurlements ils m’aident à me redresser. Moi je suis autant rompu que si j’avais traversé dix étangs. Ils se mettent à faire une ronde ridicule autour de moi et veulent me reconduire vers la sortie, encore hors de moi et furieux. Mais ça m’empêche pas d’attendre campé sur toutes mes pattes que la porte fermée à clef soit ouverte. Ils l’ouvrent et même complètement. Je crois que c’est pour moi et c’est pas pour moi. Parce qu’à peine ouverte, ils la soulèvent bien haut et la posent près d’un qui bouge plus, que je reconnais mais que j’entends plus. Ils le chargent lentement et je n’ai plus le temps de voir tellement on me pousse au fond du corral. Faut pas tout mélanger. Et ça je le dis sincère et véritable.

 

DÉPOSITION COMPLÉMENTAIRE DE PAQUITO. J’ai pris connaissance de la déposition de Toro, et je souhaite témoigner en corrigeant la mienne. J’ai bien réfléchi et je sais à présent que le taureau nous domine, par-dessus le temps, par-dessus l’espace, et que ce jour-là, il est venu et m’a détruit. Il m’a rangé comme on range les objets, comme on range du désordre. Le taureau nous écrase tous, nous les testiculaires,  ça je peux le savoir ici parce que je suis mort et que tous les morts peuvent dire le destin des vivants, sans bouger, calmement, alors même que les vivants les pleurent encore, oui, ça, je le sais maintenant que je suis un mort lucide, enfin tranquille, sans même plus savoir ce que c’est qu’être triste, mort sans avoir jamais connu la tranquillité.
Si on me repose la question de savoir vraiment pourquoi je suis mort, et si on me redemande comment, ben, je confirme que la palissade était en planches, pas suffisamment espacées pour que je m’y glisse, mais je rajoute qu’en fait elles l’étaient suffisamment pour voir la fille juste sur le côté droit, une brune, à la peau toute mate, sur la barrière, une fille que j’ai jamais vue, et pour moi sous le regard de cette fille, il s’est passé quelque chose, dont le mot n’a pas lieu dans mon éternelle tranquillité. J’ai pas bien les syllabes pour tout dire, même ici où l’on respire l’éternité, où l’aube se lève et jamais le jour, j’ai pas les syllabes sauf qu’à présent je sais qu’entre le taureau et moi, il s’est passé quelque chose, je sais à présent qu’un homme n’a rien à faire entre une bête et des troncs ou des planches, sauf s’il décide à son insu que finir sa vie entre des planches est un trajet certain, un destin – même si on ne le connaît qu’après, ce destin – oui, qu’un homme n’a rien à faire là sauf s’il décide d’être comme un héros, un fier, sous le regard sombre d’une femme, d’une jeune fille, d’une fillette, et même si le destin, somme toute, n’est désormais plus pour moi qu’une suite que je peux appeler logique, une charge au poids déterminé, une succession logique d’instants présents, qui a fait que l’homme, redevenu enfant a voulu, à cinq heures de l’après-midi,  séduire et capter une image, oui je sais qu’au moment même où dans le corral j’ai compris ce que je faisais, au moment même où j’ai voulu retirer la main du feu et ne plus faire ce que je n’aurais pas dû faire, oui au moment même où je connus ce que je faisais, je ne le possédai plus. 
AJR

 

CHRONIQUES DE L'ORDINAIRE — 15

 

 

UN COMBATTANT

 

 

Le 8 mars 1910 Torino naquit d’un seul mouvement. Sa mère vira d'une volte afin de vérifier si tout était en place chez son enfant, puis dévora le placenta. En butte à l'écœurement elle ne repéra pas le Mayoral venir confirmer la naissance d'un mâle et s’éloigner sans bruit. Un mois et demi plus tard Torino continuait de téter tout en broutant de ci de là et boire de l'eau. Il atteignit le poids de 120 kilos.

Un matin de novembre, trois cavaliers le conduisirent dans un enclos. Torino ne résista pas. Une corde qui enserrait ses pattes antérieures le happa. Un homme effondra sa nuque sous un bras puissant. Au sol il se débattit pour l’honneur, mais vite hors d’haleine il cessa. Un vacher qu’il reconnut vint à lui et parla doucement. Il s’apaisa en frémissant. Le temps de souffler il ressentit une vive brûlure sur le côté droit puis une autre sur la fesse gauche qu’il avait soulevée en réaction. Effrayé il meugla de douleur. Le vacher cessa de lui parler. Les cordes aux pattes se relâchèrent. Torino sursauta, rentra sa langue et se redressa pour suivre les vachers vers d’autres espaces.

Longtemps sa mère appela. Il répondit jusqu'à la nuit. Dans l'obscur les hommes parlaient de la mort d'Henri Dunant et du deuil de la Croix rouge tout en avalant de larges morceaux de viande découpés dans les cuisses d'un cousin de Torino. Après trois jours de refus, le 11 novembre, Choto daigna manger un peu. Sa mère n’appelait plus. Esseulée elle finirait de vivre trois ans plus tard le 29 juin, étourdie, le tendon de la patte gauche transpercée d'un croc d'abattoir, dépouillée, éviscérée, habillée et inspectée, pendant que l'on fusillerait les soldats mutinés dans les tranchées de Picardie.

L'année qui suivit Torino se nourrissait avec plaisir. Il n'aimait guère bouger et rechignait à délaisser les lieux qu'il connaissait. Pour le rassurer on lui présenta des bœufs qu'on appelait Cabestros. Il eut confiance en l’un deux qu’il suivit sans renâcler en promenade. Vers ses deux ans et demi, on décida d'évaluer sa caste. On le conduisit au grand corral qu'il explora sur son côté droit. L'espace était vide. Il se décala alors sur sa gauche et sursauta face à des chevaux et des hommes juchés sur ces chevaux. Comme ils se déplaçaient rapidement il ne put distinguer les petites pointes au bout de leur perche. On ouvrit les portes du fond du corral qui laissaient désormais le champ libre à ce qu'il crut son futur territoire. Il partit vers l'ouverture au petit trot. À mi-parcours, il constata qu'il lui faudrait passer en chicane ; alors il ralentit, méfiant, ce qui lui permit de distinguer un mouvement sur le côté, puis derrière lui. Il relança sa course et voulut semer les deux cavaliers, mais une perche le renversa au sol. Il se releva et fonça sans hésiter, furieux de l'audace du cheval et du cavalier. Le cheval s'écarta, l'homme le piqua de la garrocha. Alors il se campa à quinze trots du cavalier, le fixant au milieu de son champ frontal, net, en relief. On s'apaisa. Torino fila vers les portes qu'on ouvrit plus large devant lui. Tout le monde s’écarta. Il passa au pas la barrière, puis fonça. À ce moment-là, il entendit les chevaux lancés au galop derrière lui. Il voulut retenir sa course et faire volte-face, mais lancé par sa propre masse il n'en eut pas le temps. Une brûlure sur la fesse et un choc à l’arrière le firent chuter ; il se releva, et tête à la queue, attaqua les chevaux en baissant les cornes. Alors il perçut deux autres brûlures qui n’entamèrent pas sa bravoure. Exalté il secoua la tête, dressa les cornes au ciel, meugla puis courba l'échine prêt à l'attaque. Il recula pas à pas tout en faisant face. Les cavaliers s'éloignaient en riant.

Au début de sa quatrième année par ses muscles on pressentait combien le galop allait être puissant, la charge chorégraphique. Tout dans son élevage devint de plus en plus délicat. Il fallait éviter tout risque de croissance anarchique. Les hommes étaient donc de plus en plus vigilants. Torino en fut bêtement flatté.
Il ne devait être déplacé que par nécessité. Ses promenades se déroulaient toujours avec Cabestro à qui il s’était lié d’amitié. Déjà âgé, le bœuf se fatiguait et ne trouvait que rarement le repos pendant les pauses. Un jour de forte chaleur, en Juin, Cabestro après deux foulées n'eut plus de souffle. Mourir se fit tête en avant, jambes repliées, poitrail éteint, au rythme perdu. Égaré Torino dérapa dans la vase. Il se redressa, face aux hommes. En silence.


Deux mois avant le Dimanche de Pâques on pesa Torino. Il afficha 450 kilos. À partir de ce jour l’on enrichit sa nourriture de tourteaux de graines et plantes oléagineuses comme le lin, le tournesol ou encore le colza. Un complément énergétique suivit par des céréales riches en glucides telles que le blé, l’orge et le maïs ou des betteraves sous forme de pulpe. On équilibra les hydrates de carbones en vérifiant si l'animal n'émettait pas trop de gaz à la digestion. Parfois pétant, parfois ne pétant pas, Torino prit encore du muscle et du poids.

Un matin on le fit pénétrer dans un couloir de palplanches. Il s'embouqua vers une structure de bois en fermeture qu’il huma. L’odeur lui était connue ; l'inquiétude s'évanouit. On l’admirait : il avait la poitrine large, ample, un avant-train bas qui dégageait entre les épaules la Cruz, une petite surface idéale pour être pénétrée de l'épée. À cela s'ajoutait un cou épais, souple et allongé. Une bascule à blackbouler, une baliste vivante prête à propulser tout organisme approché dans le bon angle, voilà ce qu'était Torino.

Il avança davantage dans le couloir. Au craquement et au choc il comprit qu'une bascule s’abattait sur sa nuque. Il eut la tête prise. On bloqua le berceau des cornes. Un vacher parut devant lui, qui lui parla en lui caressant la tête. Torino se calma et l’on prit les mesures. Les vachers notèrent 51 cm au berceau. Puis ce fut la longueur. La chose était délicate parce que Torino reprenait son agitation, et comme il pesait un bon poids, le simple mouvement infligeait aux parois du couloir des à-coup si violents que le bouvier qui lui parlait chuta devant lui au-devant des palplanches qui le cachèrent à sa vue.

Le berceau des cornes était sans défaut. Symétriques, les cornes, débutaient du crâne horizontalement dans le prolongement de la nuque, puis s’incurvaient vers le haut et vers l’avant. On mesura une longueur de cornes de 80 centimètres. Comme on commençait à procéder en Espagne comme en France à des raccourcissements de cornes de ci de là, pourquoi pas Torino. Mais le délai d’avec la corrida était un peu juste. Cela pouvait rendre l’animal imprécis, assurant à la fois une marge de sécurité plus importante et un danger plus grand pour le Torero. Torino portait le berceau très haut. On le pesa : 490 kilos. On l’examina de nouveau ; il fut déclaré prêt au combat ; ce qui ne signifie pas qu’il l’était.


 

Deux mois plus tard Torino jaillit sur le côté de l'arène. Il trottine et contourne l'homme sous les murmures de la foule. De son côté l'homme agite un tissu. Rien n’y fait. Torino caracole vers les chevaux près de la Barrera. Ceux-là, il les a fréquentés ; tout devrait bien se passer. Mais il ne reconnaît pas ces bêtes qui lui paraissent étrangères car effrayées. Il préfère explorer la piste puis se campe au milieu des medios, presqu'amusé sous les huées de la foule.

Dans tous ses angles visuels Torino voit les hommes avancer. Ils sont prudents, ça l'égaye. Il fait mine d'attaquer, les hommes reculent pas à pas. Face à lui il en reste un qui parade et vient le taquiner. Torino n’apprécie ses manières et son arrogance. Il se détourne alors vers un cheval, au même moment il note que la Garrocha est prolongée d'une pointe impossible à déceler jusqu'alors. Trop tard. Il reçoit dans la nuque la brûlure et la rupture de l’amitié. Elle vrille par son acier les muscles du dos. Le colosse se renforce par la douleur, y consolide sa rage, abaisse la tête et se dégage d'un retrait. D'une volte il reprend ses appuis. En recul, il cherche du regard les cabestros. Il fouille du regard le piège circulaire et n’y découvre rien d’autre que trois ou quatre hommes avec de grands tissus.

Esseulé Torino oblique la tête, assure son regard et se rue sur un second cavalier. Cette fois-ci pas d’esquive. La tête de Torino bloque sur une paroi souple et résistante. Il abaisse la nuque, les cornes se faufilent. Il redresse la tête. Une douleur surgit dans son dos. Puis une autre et une autre, de tous les côtés, qui envahit les épaules, la nuque. Les trapèzes en feu, arc-bouté, il relève la nuque. Il comprend que les hommes au-dessus labourent ses épaules de leur pointe d'acier.

Alors il change de tactique. Il appuie vers l’avant et soulève d'une seule apnée la masse qui le provoque et le combat. Il hisse le tout d'un unique effort qu'il soutient d'une large courbe. Et d’un seul coup les matières du cheval se libèrent de leur enveloppe musculaire, humides et puantes. La foule hurle, et l’insulte. Humilié, sous l'erre de son effort il s’empêtre les sabots dans les viscères qui jaillissent, mouvantes fresques rouges, grises et bleutées. Elles rampent sur le sable, pas encore séparées du corps du cheval, mais déjà dans un autre monde, indifférentes à leur chair d’origine qui supplie d’un hennissement inconnu et veut se redresser au lieu de s'apaiser. Par l'effort qu'il produit, le cheval éjecte le reste des intestins bannis de leur abri natal. Par l'ample déchirure aux berges indéfinies jaillissent le colon et l'estomac disjoints dans l'anatomie, unis dans le supplice.

Le vieux cheval, sacrifié, à nouveau debout, vacillant, suspendu à la corne dilacérante, se cabre ventre ouvert. Il relâche des reins le soutien du cavalier qui chute, puis il caracole et roule ses propres viscères par et dans ses pattes comme une glycine puante. Et, face à la foule civilisée qui le conspue, il s'immobilise, chute sur ses genoux antérieurs, bave sanglante aux naseaux, hors d'haleine. Les hommes l'insultent, l'invectivent, déjà prêts, fétus de paille à la main, à bourrer son ventre et le recoudre. Lui réclame qu'on l'achève ; lui, qui a cru à l'affection des humains, refuse pendant que son cavalier, bipède suintant de morgue, rampe au sol à présent, surpris de la force du colosse noir. Torino observe la dépouille frémissante du cheval halé vivant sur le sol par la force de deux chevaux, ses frères. Il guette leur sortie : un repère est toujours utile. Puis au petit trot il parcourt un tour d’honneur, ajustant tous les dix ou quinze sabots le port frontal du berceau corné. Certains sur les gradins ont déjà compris que le taureau est avisado - capable de chercher l'homme derrière le leurre, de déceler les pièges, par l'odeur, les ordres, les mouvements. De son côté Torino scrute l’homme qui tente un Farol puis aligne plusieurs passes les pieds dans un mouchoir. Torino consent un moment puis reprend sa position dos au soleil. Il constate que le costume fléchit sur les genoux et le force à baisser les cornes. Provoqué dans sa curiosité l’animal noir s'élance armes baissées, frôle l’homme à peine déplacé, et sans autre apparat que ses testicules à l'air libre, dérape sur le côté de l’humain engoncé dans la soie. L'homme relance une Véronique, la réussit, en enchaine une autre, enveloppe le colosse qui se déstabilise, puis décide de le redresser à la cape. Il soutient le tissu qui se plisse à balayer le sable, le relève lentement, puis revient droit sur le crâne du taureau et s'arrête dans le flou visuel de Torino, en parlant à la bête. Torino, campé sur les membres antérieurs, guette l'homme qui le contourne à présent. Prudent il décale l’arrière-train, le corps en appui sur les membres antérieurs. Une rumeur monte des gradins tandis que l'homme avance vers le colosse. Le tercio s’étire. Les clarines sonnent. Qu’on passe aux banderilles.

Deux harpons fichés dans l’épaule gauche, les plaies irritées de sable, Torino se détourne en un large trottin et prend la pose au centre de l’arène. Devant lui le Torero lève la deuxième paire de banderilles. Presque de connivence Torino charge cornes baissées. L'homme perçoit la vibration du sol, s’écarte et Torino file, quatre banderilles dans le dos en n’ayant rien compris. Emporté le colosse trébuche et s’effondre sur la silice, pattes avant fléchies, repliées sous la poitrine. Le voilà qui salue la foule de la manière la plus ridicule qui soit pour un combattant fier et solide. Furieux il se redresse, meugle et galope vers sa troisième paire de banderilles. Promesses d'une incandescente douleur, elles sont embrasées.

De son adresse l'homme ne l’a pas raté. Les banderilles creusent leurs plaies, et flambent son cuir. Lui, exhibe ses épaules colossales, ignorant leur taille et l’impression qu’elles donnent. Là où les autres voient une provocation il ne cherche que la sortie, comme l’enfant terrorisé recherche la fuite. À présent il va mourir. Il le sait. De temps à autre, il trépigne, irrité, déchiré par les fers des piques et des banderilles.

 Le président d'un large mouvement lève le mouchoir blanc pour demander le troisième Tercio. Pas question de se défiler. Chacun scande, chacun frappe, chacun vibre par délégation. Tous espèrent qu'il mourra de la mort la plus pénible qui soit : s’étouffer lentement dans son propre sang et sous son propre poids à l’instar des crucifiés. Chacun veut l’estocade dont chacun connaît sans avoir une seule fois ensanglanté ses mains, les techniques et les variations.


À 17 H 20, l'homme avance chausson après chausson. Et comme s’il avait changé de tactique il s’éloigne traînant derrière lui la muleta. Torino se dégage de l’axe que l’homme a si bien tracé. La tête basse, il s'élance, bute et de pas chassés tente de rattraper la course de son poitrail, trop en avant, mais il achoppe à nouveau du sabot sur le fluide du sol guerrier. Rééquilibré de justesse en un seul formidable sursaut, frissonnant de colère, il bloque ses membres, souffle, mufle, et se fige sous les murmures face à l’adversaire.

Alentour on apprécie la ténacité du colosse qui devant l’orgueil du Torero manifeste son agacement d’un léger soubresaut de la tête. À cette attitude l’homme recule. Encore un petit coup de tête. Voilà. Confirmé. L'homme se méfie et décide une passe. Complaisant l’animal suit à la Izquierda. Il incline la tête puis redresse le cou redoutable pour soulager l’acharnement des banderilles. Du coup les muscles du dos se détendent et tressaillent. Le Matador y lit le signe d’une décision imminente. À la Izquierda de nouveau.

Le colosse suit au plus près la veste noire et dorée du matador. Encore une passe haute, un coup de nuque du taureau, et la corne percera le voile thoracique.

L'homme a compris l’intelligence de la bête. L’orchestre clame. Le public exulte. Il s'agit d'en finir.

Torino se déplace une fois, puis deux. L'homme se décale d'un pas dans l’axe. Il dégage l’épée. Torino se déporte à nouveau, peut-être 30 centimètres. Suffisant pour faire déplacer l’homme.

Impavide, Torino laisse l'homme se placer puis d'un seul effort latéral change d’axe, se reprend et s’élance. Face au soleil, la cornée irritée, Torino cligne des paupières. C'est sa perte. Tout à sa charge, il aperçoit trop tard le petit combattant avancer vers lui, pointe en avant, gracieux comme une danseuse, et disparaître sur son côté, en un éclat étincelant de pourpre et d’acier.

D’un coup la pointe envahit l’espace de la Cruz, infinitésimal et immense, entre les vertèbres. L’épée se faufile entre les sixième et septième côtes, traverse le poumon droit jusqu’à la veine cave qu’elle sectionne. À ce moment précis, Torino comprend qu’il va chuter car son ombre s’est déplacée contre son gré. Une douleur interne le transperce. Sa gueule s’emplit d’un liquide acide qu'il tente en force de cracher. Les hommes le cernent, agitent leur cape de gauche et de droite, provoquant par réaction au sein du poitrail de Torino qui les suit, un épouvantable travail de cisaille par l'épée, jusqu’à ce qu’il vacille près de s’effondrer.

La muleta de José le nargue de nouveau. Mutine, elle taquine son museau, déteint à sa morve sanglante. Torino vient de comprendre qu'il faudra donc jouer cette guerre jusqu'au bout. Il lui suffira d’un léger coup de tête. Il le sait. Le tout est de se tenir sur les pattes. Vomissant glaires et salive il tente en appui sur les épaules et les trapèzes percés de piques de redresser la nuque taraudée par les brûlures. Devant lui il distingue à peine le matador si proche qu’il peut humer son odeur. Le colosse laisse aller son crâne vers l'avant, puis l'abaisse. L'homme avance encore sur le côté. Torino fait mine d'aller droit puis bascule en fléchissant le buste, redresse la nuque et contre tout attente avance dans l’angle latéral, forçant l'homme à se déplacer, à le contourner par l'avant pour placer sa cape. Alors il se redresse par la droite, en balançant frontalement ses cornes pour les relever dans le même mouvement. Il perçoit une légère résistance. En pleine maitrise du berceau mortel il  retire les cornes, frappe plus bas et les relève en vrillant. La corne gauche bute enfin sur la colonne vertébrale. Torino veut forcer ; il n'en peut plus. Il recule, ce qui déplace l’épée entre ses propres vertèbres et tranche les viscères. Le sang afflue dans la gorge et les naseaux. Il plie les genoux. La muleta sur la nuque, il dépose le Torero et se laisse aller au sein de l’étouffement et de la fatigue.

À peine entend–il les ordres des peones autour. Comme s’il en était besoin, il secoue de nouveau ses cornes en vautours oblongs au-dessus du jeune matador, en un dernier salut.

Un vacher familier vient qui se penche et perce sans haine, de sa puntilla la nuque de Torino, la mémoire et la vie.

Sous la conduite des muletiers, on traîne son corps en une large trace sur la silice.

 

En boucherie les lames sont prêtes. Malgré l’engraissement très faible de Torino, son cadavre a la cuisse rebondie, caractéristique des colosses : lents à la marche, explosifs à la détente, résistants à la vitesse, endurants à la lenteur. Le boucher ouvre d'un coup de feuille la cage thoracique qu'il explore. Le couteau d'une large découpe traite le quartier arrière et huit côtes. Il détache les muscles, offrant après les coups de scie donnés sans hargne, une coupe dite Pistolla permettant d’admirer la région lombaire et iléosacrée du colosse ainsi que le membre postérieur comprenant la cuisse, l’aloyau, le milieu de train de côte, le plat de bavette, la bavette d’aloyau et de flanchet. Chutent de l’opération sanguinolente le quartier avant avec caparaçon. La queue et l’onglet préservées, l'on aborde les cuisses aux fibres vaincues, s'écartant sous le métal rougi qui après l’entrejambe, s’enfonce sur une coupe droite. Aux courbes fémorales, l’acier bute sur les rotules et se fige un instant sur le tibia et tarse. L'on dégage le globe, la cuisse, la hanche, l'ilium et sacrum libérer le tende et dessus de tranche, la poire, le merlan, l’araignée, la fausse araignée. Le coutelas et les hachoirs morcèlent l’aloyau. Après sciage complet la chair pantelante perd sa chiralité. Chutent le milieu du train de côte, le grand dorsal, le long épineux. Les muscles obliques tressautent. Sous les vapeurs et l’acidité taurine l’épée courte se lève à deux mains pour s’abattre en deux fois. La tête noire roule. Les bouchers séparent les épaules d’avec l’arrière du paleron, isolent les bases osseuses sans détailler la raquette ni séparer les macreuses, les jumeaux nerveux, le jarret. Les colliers de basses côtes, l’entrecôte seconde, les pièces parées, avec le collier sont isolés. Le caparaçon, les plat-bavette, plat de côtes, poitrine et flanchet, atterrissent d’une seule volée dans le camion attendant l’accroche. On rince l’étal oblique et le sol. L’atelier est rangé, nettoyé, refermé sur l'oubli.


Quelques semaines plus tard, la Corrida de Toulouse fut annulée.

Le 2 aout 1914, les toros qui patientaient d'en découdre dans les Torils furent abattus à la carabine (certains dirent au fusil Lebel) sans même avoir eu le temps de combattre.

Le 3 Aout, l'Allemagne déclara la guerre à la France.

CHRONIQUE DE L'ORDINAIRE — 14. ARÈNE.

 

 

 

Sous toutes les latitudes, pluie soleil ou vent, l’architecture d’Arène rappelle à qui le veut la genèse du cirque et de ses sacrifices. Malgré l’endormissement caniculaire de la silice, la géométrie du corps d’Arène suffit à l’éveil. Ici chaque spectateur est pour celui d’en face l’acteur, à son tour vu et observé, exerçant sur chaque protagoniste, une prodigieuse fascination scopique. Vibrante des traces sanguinolentes, Arène offre à l’observateur le cadeau de la mémoire et celui de l’exposition. Par son cirque, elle est l’accomplissement d’un modèle-miroir circulaire. Chacun des spectateurs assiste par le témoignage visuel imposé par son vis à vis, à sa propre excitation, au déploiement de ses propres gesticulations, à toute sensation, frémissement et mimique qui lui échappent. Il constate aussi, combien le spectateur d’en face assis sur les flancs d’Arène est aussi acteur au sein d’un partage circulaire. C’est cette multiplication perceptive (alors que dans l’amphithéâtre il s’agit d’une collectivité perceptive en laquelle le public se reconstitue) qui est la cause de la dilution de la responsabilité voire de la culpabilité. Celle-ci nourrit l’art de la tauromachie où s’installe une renaissance : l’incarnation de l’ancien et du nouveau, par la condensation rapide de l’histoire de cette pratique de boucherie à l’air libre. D’aucuns seront choqués par cette expression, mais c’est oublier qu’il existe - et nous n’avons pas le loisir d’en récuser la réalité - une esthétique de la morbidité exaltante parce qu’alimentée à l’excitation même du vivant, à sa palpitation. Ici la mort est donnée et si l’on consent à se représenter la scène en détail, dans ses étapes, on comprendra combien la mort accomplie est déception, combien seule l’attente est excitante chez ceux qui ont payé un protocole se déroulant sans butée, jusqu’à la fin suprême. C’est à cette organisation mortifère, au méticuleux déroulement qu’est dévolu le plan de maçonnerie d’Arène. Il révèle par sa configuration la mémoire des supplices et des méthodes dilacératives. Et la mort elle même, dans sa version la plus exposée, c’est à dire publique, dévoile par son accomplissement les secrets corporels.

Arène ne présente donc que peu de sorties ou d’entrées. Elle cachait et cache toujours dans son organisme spatial des secrets corporels : l’estomac dessine l’origine privilégiée par excellence de la forme d’Arène – l’amphithéâtre, lui, a trouvé sa source dans celle du dos et de la cage thoracique, l’orchestre en étant le sternum.

Cette utilisation des corps est la constante de toute architecture spectaculaire, parce que le corps est le lieu d’excellence des émotions. Ce corps sera le siège des tortures du rite, du plaisir et de la putréfaction. Le supplice unifiera en une mosaïque sensitive, les myriades de petites différences qui, au fur et à mesure de leur adjonction, se verront toujours manquantes des autres, privées d’une configuration globale apaisante emplie de savoir, chargée de certitude, une configuration non pas préconstruite, mais qui s’impose progressivement et se dégage pour s’affirmer comme la vérité. Oui, cette recherche du sens ultime au sein de la multitude des sensations prendra fin là où réside l’epsilon inconnu de la mosaïque : la mort. Arène au ventre de silice, Arène aux palpitations sanglantes, orgastiques, Arène aux viscères chaudes gonfle sa cage thoracique en gradins. Elle subit, calme et hiératique, six fois par corrida, une par taureau, la lente élévation vers la mort ! Oui, elle ouvre son ventre, certaine, contrairement à d’autres corps féminins, d’être servie en une lente et méthodique avancée itérative vers le plaisir. 

L’on peut comparer cette expérience au lent déshabillage de la maîtresse ou de l’amant - déshabillage progressif et appliqué dans lequel seules les parties du corps dévoilées sont caressées !

Le charme suppose une participation passive du protagoniste qui attend la sollicitation pour y répondre. C’est aussi simple que cela, et donc très difficile. Les parties du corps sont toutes caressées, isolées en une image découpée et morcelée. Il n’est donc pas rare qu’au décours de l’effleurement d’une partie, cette dernière, par son isolement même, au sein de la géographie érotique, s’offre au regard de la maîtresse ou de l’amant comme une partie unifiée, comme un tout. C’est que le regard et l’investissement du regard, appuyé par le frémissement - électricité de surface – métamorphosent ce ventre qui respire, ces cuisses qui tremblent, les mamelons qui se dressent, bref, toutes ces parties qui s’extraient, par le plaisir qu’elles procurent, du corps qui les supporte et par cette extraction même suscite simultanément la fantaisie de la torture, de la découpe dans la chair.

Cette fantaisie est elle secondaire ou primaire ? Là est toute la question. En fait, l’attention amoureuse est elle-même un morcellement, mais qui s’adresse à l’intégrité de l’image de l’aimée lui même assimilable en arrière-plan à l’être désiré. C’est là que se distingue érotisme et pornographie par l’unité que la première préserve, à l’inverse de la seconde qui se distingue par la focalisation sur une partie du corps.

Sur les flancs d’Arène s’agitent toujours exaltées les Romaines qui n’en reviennent toujours pas d’une orgie à si peu de frais. Les Romains sont partout présents. Ils nous tentent et nous abattent, par dessus les siècles et leurs misères, sur le sable chaud et foulé. Le sang tenace hurle à la face des témoins et grave dans la mémoire du peuple la vanité des morts, car ce sable si fin qui recouvre le ventre d’Arène est bien le résultat de la lente désagrégation des roches siliceuses. Voilà ce que nous sommes : de la silice.

C’est là que se manifeste l’évolution de la tauromachie : de l’ancienne conclusion à coup de glaive fendant l’échine du taureau à la mise en scène rigoureusement ordonnée de ce qui est considéré dans notre culture comme un art, alors même que cet art ne produit que du déchet, sous la forme du cadavre colossal, suant et saignant tiré par quatre chevaux hors d’Arène, traînée noire éclairée d’une lumière terminale.

Arène que nous percevons si proche et si loin dans le temps, évoque ces traces abstraites, histoire de la Barbarie et de ses avatars, esthétique de la morbidité, et cela, sous toutes les latitudes et tous les soleils. Oui, tous les soleils, car le point de vue de l’astronome n’est pas celui de la vérité ! Rien ne permet d’éviter cette assurance qu’en Afrique noire par exemple, ou bien au centre de Bora-Bora, le soleil est nettement moins froid que dans le Cantal, ou sur le lac Van Gülich. Il faut toujours à la qualité un témoin ! Tant pour l’esprit que pour le corps, la pratique de la macération, et l’assomption sanglante supposent toujours un autre, témoin, présent, un regard porté sur l’apparente victime.

C’est à cela que sert une arène : une pratique réversive du visuel !

Arène est divisée en cercles concentriques, qui par leur intervalle délimitent des zones. Des cibles, ce sont des cibles. Il s’agit ni plus ni moins de la représentation de l’organe visuel au sein d’Arène. Rien donc ne peut se passer au centre d’Arène puisqu’il s’agit du point aveugle. Les cercles approchant cette zone du plein centre d’une rétine aplatie, est appelée los médios.

Si nous voulons nous ménager un autre point de vue, Arène nous impose de constater que l’ouverture par laquelle pénètre les officiants, en habits de lumière, est située justement en face de la tribune du président, lequel reçoit de par sa position privilégiée l’expression première arrogante et hardie des officiants en habits de lumière !

Ainsi le président est à l’endroit exact de la réceptivité ; c’est lui qui transmettra à la rétine environnante les rythmes des visions ainsi que leur intensité.

Voilà ce qu’il importe de connaître pour juger de l’importance de la tauromachie une des plus vieux rites dont nous pourrions nous passer.

Quant aux aspects techniques ils ne sont perceptibles que par l’expérience et non par le tour d’un mentor extérieur. L’élaboration intime et personnelle hurlent ainsi de milliers de voix dans le corps d’Arène martelé par le colosse muflant au sein d’un cercle où se donnera la mort, le seul cadeau dont on ne sache rien. 

 

 

Songez qu’il se trouve, de par le monde, à des milliers d’exemplaires, soumis à des idéologies différentes et toutes forcément porteuses de vérité pour ceux qui les vivent, un homme et une femme dans des bureaux, dans des lycées, des cours de casernes ou des champs, dans le désert et qui, copulant puis  procréant, fabriqueront à leur insu un fils ou une fille. Songez que parmi ces milliers d’exemplaires, quelques centaines seront humiliés, conspués, rompus, fléchis, soumis à une morale religieuse qui tôt ou tard désincarnera son être. Songez qu’il se pourrait alors que l’enfant – reproduit à des milliers d’exemplaires – grandisse sous des forces qui veulent éradiquer les différences et les origines — la pire des forces totalitaires produisant entre autres ce qu’il est convenu d’appeler le totalitarisme et la barbarie. Un totalitarisme pas nécessairement physique, moral aussi. Ici, en France, ou ailleurs.  Songez que cet enfant, défait de son enfance, cet adolescent, déchu de son adolescence, achète un fusil et tue père et mère, un père et une mère qui n’ont jamais été père et mère. Il les tue comme le font des milliers d’adolescents de par le monde et portant seuls les traces du meurtre puisque seuls survivants. Songez qu’à défaut de tuer le père et la mère, il vise d’autres personnes, il vise des victimes toutes désignées parce que tranquilles, ou des victimes précieuses parce qu’irénistes, convaincues que les différences n’existent pas, que les catégories n’existent pas, signant par là leur refus de penser, ou pire leur incapacité de penser, refusant les différences donc, mais usant de l’accord du participe passé en Français par exemple. Songez qu’alors, dans un mouvement vengeur et catégorique – tout aussi catégorique que des politiques eux-mêmes convaincus (comme les nôtres) que l’histoire commence avec eux ; que le monde peut être modifié par eux simplement parce qu’ils le brament lors d’un grand rassemblement (comme les nôtres) – supposez que cet enfant qui aura grandi et qui se tourne vers les voix et les idéologies qui lui donnent le sentiment d’être enfin, qui lui donne une incarnation d’être enfin. Oui supposez tout cela, qu’adviendra t-il ?

Alors surgira une haine des autres, une haine insoupçonnée, une destructivité si enivrante, une élation si grande que rien ne pourra l’arrêter, hormis la mort, comme la mort éteint toute excitation.

Tout cela est assez facile à comprendre, il suffit de ne pas refuser de voir et d’entendre, de se tourner vers l’histoire  des religions et leur haine des autres qui ne croient pas en elles au point d’user des mêmes techniques que les djihadistes actuels et ce pendant des siècles !

La morale est le pire des poisons. 

A J R 

 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE. 12

BILAN DE COMPÉTENCE

 

Elle avait dix-huit ans Chantal. Peut-être plus. Ou peut-être moins. C'est pas qu’elle avait du retard, mais pas d'avance non plus. À l'école, c'était la même chose avec les temps de conjugaison. L'aurait fallu des livres. Vivre dans un village ça ne facilite pas les choses. On n'était pas isolées pourtant. Même pour en commander des livres c'était compliqué. La poste avait fermé y avait deux ans. Et pour faire venir un livre c'était trop cher. Ça allait être la révolution qu’il avait dit le jeune président. On partaient en vacances. On se couchait dans le même lit, dos à dos, à l'hôtel du cul tourné, sans se toucher un bout de rien, le talon hésitant à frôler le mollet. Après le papotage féminin, et quelquefois le rire que seules les filles savent lancer, on finissait par s’endormir. On a travaillé le bac. Chantal a raté l'Occitan, moi le Français. On a révisé l'oral, le soir, dans le même lit. On avait peur. En nous on savait pas de quoi. Peut-être de l'examen. Peut-être des lendemains. On a commencé à s'endormir. Avec la conscience de s'endormir. Elle s'est rapprochée. Moi je me sentais bien, toute ensommeillée. Je ne sais pas comment ça a commencé, qui a commencé je veux dire, ou même si c'est l'une d'entre nous qui a commencé. On a vécu deux ans ensemble, seules, sans personne pour témoigner de ça. Je crois bien qu'on s'aimait. Et puis j'ai couché avec un homme, et puis un autre. J'ai vraiment aimé ça. Chantal l'a mal pris. Elle m'a laissée. Je suis partie en Nouvelle Zélande, loin. J'y ai travaillé lentement. Un peu comme au ralenti avec le soleil qui décline sitôt levé, comme une paupière rouge qui s'éteint sur le regard. Je m'occupais de moutons, je vivais dans une cabane. De temps à autre, un type passait devant la maison et nous étions tous les deux une horloge vivante, moi devant la porte et lui dans son costume, noir comme une aiguille, toujours à la même heure. Un jour il m'a dit, — J'ai besoin de quelqu'un avec moi, si ça vous dit, vous avez l'air sérieux. Je travaillais au bureau, je classais les papiers, je faisais les comptes et je m'occupais de la maison comme une gouvernante. Lui me présentait comme ça, aux repas, aux soirées ou bien aux conférences, avec ce genre de présentation visuelle, tout au bout de la table, —Madame... ma gouvernante.  Je me suis donnée à lui comme je ne l'avais jamais fait, pantelante, ouverte, comme une offrande, et devant son désir, son impatience, et sa précipitation, devant tout ça, ma seule jouissance fut la pensée de sa jouissance. Le temps a passé. On a fini par se séparer. Maintenant, avachie, je tourne en rond. J’ai eu quatre enfants. Mais j'aurais dû, avec le corps que j'avais, faire le tour des agences de mannequin, et je n'ai pas bougé, rien.  J'aurais été mannequin, avec ce cul et ces seins que la nature m'avait donné, et ça n'est pas ça que je raconterais ce jour-ci loin de là ! Non... Je vous aurais pris dans mes bras, et nue contre vous, sur un lit breton, ou en osier ou en j'm'en fous, les cuisses écartées, les seins écrasés sur votre poitrine, les yeux dans les yeux, vous en moi, bien au chaud, je vous aurais dit d'une voix douce et posée « J'ai commencé à gagner quinze dollars l'heure. Puis cinq à dix mille pour cinq heures de travail, à présent je touche 50% de plus pour une photo en soutien-gorge, ou en maillot de bain, 100% de plus pour la poitrine nue, 300% pour le nu intégral. Je touche des royalties sur les photos, les diffusions de films. Je compte pas les contrats avec les parfums. On me demande mon avis à la télé sur la philosophie, la politique, les romans. Je gagne bien et c'est un métier très enrichissant ». Ouais je dirais tout ça qui m'a permis de faire une découverte très importante : C'est à la veille de la mort qu'on se ranime. Foutu désir.

CHRONIQUE DE L'ORDINAIRE - 11

Saint Laurent du Maroni. Nouvelles de France.
À Saint Laurent, la situation de l’aide à l’enfance y est encore une fois la preuve de la gabegie, de l’insulte et de l’impéritie des politiques.
L’équipe est constituée théoriquement de 5 travailleurs sociaux, une secrétaire, un gestionnaire et une responsable. Responsable pour l’ASE depuis deux ans, elle vient d’annoncer qu’elle pense ne pas renouveler son contrat de travail. Elle est épuisée, seule avec peu de soutien. Ensuite la secrétaire est en difficulté, et inefficace, elle en a marre ,veut partir, n'y arrive pas.
Le gestionnaire est bien aimable mais inefficace. Manque de moyens, manque de soutiens.
Les nouveaux arrivants dans l'équipe sont effarés.
Quant aux éducatrices, elles sont 3 sur 5 postes budgétés. Débordées par le travail de reconstitution de filiation ou d’identité d’enfants clandestins ou non de Guyane ou du Surinam, elles ne font que peu de travail éducatif. Elles gèrent les urgences, remplissent des papiers. il y a plus de 120 enfants sur l’antenne de Saint Laurent. Elles ont donc 40 mesures éducatives chacune, sans compter les enfants qui débarquent du Surinam, laissés en bordure du fleuve ! Il faut recevoir les enfants, rechercher la famille, une famille d’accueil…
Les familles d’accueil parlons-en ! 23 familles, agréées pour trois enfants, on leur en confie jusqu’à dix ! La nourriture, l’hébergement sont chers, les enfants ne font pas d’activités. Ils sont déplacés comme des pions. Les assistants familiaux n’ont aucune formation. Ils disent vouloir être soutenus, mais font ce qu’ils veulent. Ils sont tellement peu nombreux que personne ne dit rien…Quant aux enfants, ils sont dans des états lamentables : violences graves et sévères, maltraitance physique ++++ banalisée, agressions sexuelles+++, abandon, déracinement culturel, contexte de prostitution et différentes drogues... Les familles naturelles racontent aux familles d’accueil que les jeunes garçons à 8, 9, 10 ans peuvent avoir des relations sexuées avec des petites filles, et qu’il faut faire attention car bien entendu dans les familles d’accueil où il y a 10 enfants vous pensez bien que les enfants dorment à plusieurs dans une même chambre.
Les adultes ont des relations sexuelles devant les enfants. Aussi certains enfants ont pu voir des viols qui parfois ne sont pas qualifiés de viol pour les jeunes filles victimes qui sont en situation irrégulière et il y en a beaucoup ! Si l’"oncle" ou le « chef » du quartier veut prendre une gamine dès qu’elle a ses règles, cela ne pose de problème. Si l’enfant ne crie pas, ne mord pas, on peut se dire qu’il est consentant.
Certains enfants ne parlent pas le français, certains à 10 ans n’ont jamais été scolarisés, mais ils ont déjà eu des relations sexuelles.
Voilà les nouvelles d'un là-bas, et la réalité de Saint Laurent du Maroni où la loi française s’applique !
AJR

 CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE — 10

COUTEAU SUISSE

J'ai voulu m'épiler, j'ai pris mon couteau suisse et j'en ai détaché la pince à épiler, il y en a toujours une sur les couteaux suisses d'officier, à partir de 16 pièces, 16 ou 18, je ne sais plus, en tous cas c'est le plus gros. il y en a plusieurs catégories, chaque pièce compte pour une, par exemple une lame compte pour une pièce.

Le couteau est à mon mari, c'est lui qui se l'est acheté ; il n’est pourtant pas officier, il ne l'est plus je veux dire ; il est mort.

Mais, même avant il était pas officier.

Il a été tué en Bosnie, enfin à l'époque c'était la Yougoslavie, c'était à Dubrovnik, non Dubrovnik c'était en Croatie, non je ne sais plus ; c'est joli Dubrovnik, surtout avec les belles choses que vous avez à droite en arrivant ou à gauche en sortant, ça dépend d'où vous arrivez. Suivant que vous changiez forcément c'est tout changé, enfin les bonnes choses c'est toujours à l'opposé.

Moi, pour vous dire,  je me suis placée en arrivant du nord, de l’Europe quoi. À gauche et à droite, il y avait de belles choses, et lui, il pique-niquait, vraiment il pique-niquait.

Il y a un mortier qui a tiré de la colline.

C'est tout, pfuitt…

Il suffit d'un rien, l'envie de se mettre à une place plutôt qu'à une autre ; il suffit d'un obus de mortier et hop, plus de mari et plus de projets. Oh, mais encore, c'est pas tellement ça, il y a pire, non, c'est pas les projets qui tombent, le pire, c'est que ça amène à en avoir d'autres, qu'on avait pas prévus, dont on n'avait même pas idée, et le pire du pire est de se rendre compte que triste ou triste, dans la tête ça rêve. Alors on a honte.

Ils l'ont ramassé, je sais pas comment, mais le couteau, lui, était en bon état, avec toutes ses pièces. Mon mari ramassé, ils l’ont emporté.

Le couteau, ils me l'ont donné, ils me l'ont rendu plutôt, oui, et je le garde en souvenir, alors je l'ai dans la poche parce que l'étui a fondu. J'y ai mis une chaîne pour ne pas le perdre, car je ne sais pas ce qui se passerait si je le perdais, ce serait comme un souvenir qui s'en va, et un souvenir qui s'en va, c'est d'un coup la porte ouverte, le temps qui fuit.

C'est ça que les gens ne savent pas : les souvenirs, ça maintient en vie, longtemps, très longtemps, jusqu'à ce que la mémoire se taise, que la mémoire de l'intestin, mémoire du foie, mémoire des os, mémoire des blessures, que l’une commence à céder, que l'une d'entre elles s'ouvre, et goutte à goutte, tout s'en va.

AJR

 

 

CHRONIQUE DE L'ORDINAIRE — 9

LA POUSSIÈRE

La lettre est arrivée ce matin. Je l’ai eue tout de suite. Je m’étais levé de bonne heure.

C’est une chose que je ne supporte que si j’ai bien dormi. Mais ça allait. Pour ce que j’ai à faire d’épuisant ici, il vaut mieux que dés le premier jour je me fasse au rythme. Alors je me suis couché tôt.

 De toute façon je me suis retiré dans la ferme en une décision, comment dire, autocratique – je suis presque sûr qu’il n’y a pas d’autre terme pour le dire – je travaille assez le dictionnaire comme ça. Le retrait pour les écrivains, il parait que c’est une bonne chose.

J’ouvre la lettre. Il manie bien la plume. Je me souviens de lui.

Il aimait ficher le camp, une écharpe au cou, une grosse veste pour avoir chaud et jouer au cow-boy. Il s’asseyait sur un arbre mort : il était John Wayne dans la conquête de l’Ouest. Avec une vieille guimbarde, des grosses lunettes c’était Glenn Ford, ou bien un autre. Je ne sais plus. Ce qui est sûr est qu’il ne s’agissait pas de  3 h10 pour Yuma. Le simple fait de penser à ce train qui devait partir avec son prisonnier, m’a permit de m’y retrouver. Non ce n’est pas Yuma .

Ce gars m’a toujours un peu agacé, mais alors là, c’est le pompon !

Sa lettre parlons-en.

Une feuille écrite en rouge, à peine correctement pliée autour de trois moitiés de feuilles écrites en bleu, une succession de notes et puis, graphiquement arrogantes je dois dire, avec une, une, impudence, oui.

Aussi vrai que je sais lire, j’ai été insulté moi, en face de la lettre, et d’abord par la couleur de l’encre rouge.

J’ai plié la lettre, puis je l’ai enfournée, dans une poche – droite ou gauche, je ne sais plus —, parce que j’étais préoccupé par le papier, l’encre oui bien sûr, mais pas par ce qu’il y avait d’écrit, non, enfin pas encore.

J’ai marché droit devant. Vers la cabane. J’allais m’y planquer dans la cabane, à 5 ans je le faisais déjà , alors à 35, j’allais pas m’en priver.

 En traversant la cour j’ai vu des lézards qui fuyaient. J’ai  pensé que tous les animaux qui avaient les yeux placés devant deux par deux, un de chaque côté de l’axe nasal, seule vestige avec les branchies, des poissons, qu’une des caractéristiques de ces bêtes, étaient qu’elles n’avaient pas le choix, qu’il leur fallait aller de l’avant. Et plus loin, sur le large chemin, devant la ferme, je me suis retrouvé mélangé à toutes les bêtes du monde, aux deux yeux en face, oui, comme elles obligé de regarder droit devant, alors que je fuyais vers l’arrière du temps.

J’ai remis la main à la poche – sans même chercher laquelle – et j’en ai extirpé les feuilles en les chiffonnant.

J’ai lu sans rien comprendre. Puis j’ai relu pour comprendre :  Salut. Quelques nouvelles. Sais-tu qu’il y a eu Aristophane, Homère, Esope, Sophocle, Eschyle, Villon, Rabelais, Aymot, Lahalle, Marot - Ah Marot ! – Du Bellay, Ronsard. Il y a eu Cyrano de Bergerac, Montaigne, Pascal, Hugo, Molière, Corneille, Racine, Shakespeare, Marlowe, Eliot, Hemingway, Irwing, Joyce, Eluard, Apollinaire, Kafka, Mann. Tu vois, il y en a beaucoup. Il y a ceux que tu connais et que j’ai pas cités, tous ceux que je connais et que tu connais pas. Et puis Verlaine, Rimbaud, Peirce, Shepard, Kerouac, Shaw, Borges, Thomson,  et puis un que j'oublie depuis tout à l’heure. Il y a eu tout ce monde et puis maintenant ; il y a moi. Salut… À présent, voici pour maman et… »

J’ai posé la lettre, en rage. J’avais très bien compris du premier coup. Pour qui il se prenait ce type ?

Je suis allé à la fenêtre de la cabane et j’ai regardé dehors.

Le vieux camion attendait je ne savais quoi, fumant sous le soleil, caressé de temps à autre par le sable et la poussière qui s’élevait, le frôlait puis glissait sur les pneus.

La chaleur m’agaçait, et lui aussi. Surtout lui. Non, mais, pour qui se prenait ce type ?

Je suis sorti de la cabane, avec mal à la tête. J’avais beau rêver lui casser la gueule, j’avais beau cogner dans mes mains, botter le cul à l’abreuvoir, ça ne passait pas.

Je suis arrivé près du camion et j’ai appuyé ma tête sur l’aile chaude. J’ai pensé à Maman dans la ferme, il y a longtemps.

J’ai regardé la véranda sous le soleil.

Maman a longtemps été malade dans cette ferme. Elle restait souvent couchée. Je ne sais pas si c’était comme ça, mais c’est comme ça que je m’en souviens.

Je devais avoir 4 ou 5 ans, peut-être moins, et je lui apportais son repas sur un plateau dont je surveillais l’équilibre. Un jour, une poule m’a suivi et m’a piqué le mollet. Sauvagement. Je n’ai jamais aimé les poules, c’est con, ridicule et pousse-au-sadisme. On a envie de les chasser à la fronde, de les faire gueuler de bêtise et de trouille.

Maintenant Maman est guérie. Côté intestins, elle est en paix.  Pour le reste, je ne sais pas trop.

Je suis monté dans le camion et j’ai tiré sur le démarreur. La pensée de Maman m’avait calmé. J’ai même souri. J’ai passé la première, levé le pied de l’embrayage tout lentement ; le camion a roulé dans la poussière, lentement lui aussi.

C’est à ce moment que j’ai vu au loin les tourbillons de sable qui s’approchaient.

J’ai attendu un peu, le pied sur l’accélérateur, puis j’ai essuyé mon front. J’ai avancé sur la piste et j’ai regardé vers le ciel et la chaleur, les coudes sur le volant. Sous mes fesses, le vieux Berliet vibrait.

Je suis resté comme ça longtemps, puis le camion et moi avons roulé droit devant.

La pensée de l’autre revint et je me mis à parler tout haut. — Kafka, je t’en foutrais, et moi alors ! 

 J’ai pilé. Les freins ont grincé ; le camion à grincé aussi, puis grogné.

On a fait demi-tour, puis le camion s'est arrêté.

J’ai sorti la lettre de ma poche. En fait, j’ai fouillé et j’ai dû me contorsionner – poche gauche ou droite je ne savais toujours pas.

La colère remontait. J’ai délaissé le camion.

J’ai galopé jusqu’au bureau, j’ai pris le manuscrit, j’ai soufflé la poussière, puis l’ai glissé dans mon cartable et recouru au camion qui ronronnait à présent.

J’ai grimpé dans la cabine, déposé le cartable sur le fauteuil à droite. J’ai claqué ma portière et on a redémarré. On a roulé droit dans la poussière, vers le village.

De temps à autre le camion écrasait des chapparals qui se précipitaient en voulant mourir.

J’allais enfin la poster cette putain de nouvelle. Et puis j’attendrai ; voilà.

Après deux kilomètres, on a atteint le croisement. J’ai freiné et mis le point mort. Le Berliet a soufflé.

J’ai repris la lettre et l’ai encore observée.

 Elle avait trente ans cette lettre. Pourquoi elle arrivait maintenant, je n’en savais rien.

 Je me suis demandé comment Maman allait pouvoir la déchiffrer ; elle y voyait plus très bien. J’allais devoir tout lui lire, même les mots d’amour, même les mots de sexe. Je n’aurais peut-être pas dû l’ouvrir. Mais l’enveloppe était à mon nom. La feuille écrite en rouge aussi. C’était un chaud, Papa.

J’allais la poster ma nouvelle.

Le Berliet de Papa ronronnait, léger. On a roulé droit vers la poste du village. Tranquilles.

CHRONIQUE DE L'ORDINAIRE — 8 LES EUCARIDES
L’amour couvre toutes les fautes. Proverbes 10.12.

Bien que des travaux soient en cours sur la possibilité d’une souffrance chez les Eucarides (ou super ordre des crustacés), ceux-la sont encore réputés ne pas connaître la douleur.
On les trouve sur toute la planète, la plupart du temps vivants.
S’ils sont en bonne santé, ils bougent énergiquement lorsqu’on les extrait de leur milieu.
Ils possèdent alors tous leurs membres et ne doivent pas présenter de trace de mutilation. On peut dans ses conditions, les considérer comme en bon état.
La façon la plus simple et la plus courante de les préparer est de les plonger vivants, la tête la première, dans de l’eau bouillante salée. On aura pris soin, auparavant, de les attacher pour qu’ils ne se débattent pas. Une fois plongés dans l’eau, on attend que celle-ci bouille de nouveau, après quoi on le laisse cuire entre 7 et 10 minutes. Les Eucarides sont bien cuits quand on peut facilement les démembrer. Un autre préparation consiste, préalablement à une cuisson, à les découper vivants, dans le sens de la longueur ou en morceaux. Bien qu’ils ne souffrent pas, pour adoucir cette mort, qui n’est pas immédiate, les placer par humanité, 20 minutes au congélateur, en transit, pour les engourdir, avant de les découper. On les cuit alors au four, ou bien sautés dans de l’huile très chaude, recouvrir à cause d’éventuels tressautements. Comptez un ou deux beaux Eucarides pour un couple. Notez que la femelle est plus pleine que le mâle, donc plus avantageuse.
Les Eucarides comprennent la famille des homards, dénomination parfois utilisée pour les Adolescents, pour la raison de leurs mues et de leur carapace conformiste ; on peut élargir cette acception au genre humain, pour les mêmes raisons.
AJ.RUDEFOUCAULD

 
 
 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 7 ALLER RETOUR

 

 

Des livres, j’en ai bouffé, du papier à plus digérer, au bout du compte pour rien, peut-être tout juste à reprendre la plume ou recommencer au stylo Bic pour contredire l’expression… À peine conscience des pensées, rue Fieffé vers la gare, tout juste 50 mètres faits qu’à l’arrière ça jappe, un chien-maison-fond-de-couloir – plainte ou défense ? Et voilà l’humain – moi – qui passe, pressé, même pas le temps. Puis l’oubli.

Devant la gare, en face, surgie dans le regard, une soixantaine blonde, fatiguée, yeux bleus, qui tend la main – Ce serait pour un peu de sous, je suis dehors, un, deux euros.

Si c’est pas vrai, elle a le costume : pantalon noir, luisant de saleté, souple encore, pas assez crasseux pour tenir debout. Et 2 euros c’est quoi ? Ce que j’ai sans doute dans mon Saint-Ex porte-monnaie-billet-carte baptisé du nom du bon pilote. Je m’écarte – un pas – et cherche les 2 euros.

Elle ne bouge pas. Regard droit devant, elle poireaute le dos aux tôles ondulés qui sécurisent des travaux, la tête sous une autre tôle qui la protège de la pluie. Elle a raison ; vaut mieux rester debout, un peu mouillée, à pas rater le client. Elle en tient un, c’est-à-dire moi qui du coup fais le compère, elle pourra peut-être en assurer deux.

Je lui file 2 euros, elle me remercie, moi qui viens d’en dépenser 10 – carrefour-market – pour deux sandwiches et une bouteille d’eau, parce que j’ai eu la flemme de prendre à manger chez moi avant de partir.

Devant le hall, pas moyen de respirer tranquille — avec sa dignité, m’a foutu les larmes aux yeux cette conne. Du coup voilà bien que la pensée de mort bien connue me traverse – ma gravitation universelle qui se ramène. Ferme ta gueule la planète et au travail.

Écrire, faut du vrai. Auto fiction de merde. C’était bien, ce que me disait Denis Roche : « Mais pourquoi écrire ? À quoi ça sert ? » Il avait raison. Faut que ça serve. Rien à foutre des bouts variés contemporains. À peine ouvert ça me tombe des mains, à la pelle y en a. Du lourd. Du sentimentalisme, de l’irénisme, du vivre ensemble – la chute vertigineuse de toute pensée au profit de la moralite. Ah, cette vieille de 60 ans, tout en noir, en avait dans la menotte et le regard : joli bleu, polie en plus.

Et merde ! Sitôt entré dans le hall, à peine quitté la pluie, c’est l’averse d’un piano qui bastringue pour la nième fois la musique de La leçon de piano, joli film un peu trop psychanalytico-machin.

Du coup réminiscence : longtemps avant, Bordeaux-Paris-Bordeaux – et pas à l’époque du TGV – 5 h du matin puis 11 heures de train aller-retour avec la Salpêtrière en journée. Au retour, un soir 23 h 15, la compagne qui se pointe, fraîche, contente apparemment — jamais compris qu'on soit content de me voir.

À peine dans la bagnole, tout le long du retour sur la rocade, à moi crevé, elle raconte La leçon de piano, le film, à  m’épuiser. Pas moyen de l’arrêter – même pas envie faut dire. À la maison, s’inquiète de mon opinion, gentille… L’aurait mieux fait de me regarder vraiment une bonne fois, l’aurait vu combien la fatigue était là. Moi, j'lui sors la seule chose diplomatique - and-co à propos d’un film — Faut voir.

Ben j’ai vu, bien plus tard, simplement pour constater que ce qui lui avait vraiment plu avait un nom : Harvey Keytel.

Bon, avec l’outre-temps de la mémoire, les minutes filent dans la gare ; la musique qu’on balance m’fait croire à un piano à rouleaux tant ça se répète en boucle. Pourtant le thème est bien là, joué par une fille bien appliquée, qui n’a même pas pris la peine de poser son sac à dos.

Allez faut que je dégage. J’ai rendez-vous ce soir dans un studio de la maison de la radio. Jactance sur mon dernier roman, puis j’écouterai jouer Michel Dalberto – l’autre invité - je dirai deux ou trois choses inutiles, je serai même défrayé pour ça. 

Au retour, lendemain, gare de Bordeaux, le piano dégorge une frappe rythmée.

La femme est de nouveau là, au-dehors, patiente, sur la gauche, contre les tôles. Il pleut.

On se reconnaît. J’attends un peu à ses côtés. Elle se tait. Je me tais. Je sais que je vais la délaisser que je vais traverser la rue, vers là où ça bâfre derrière les vitrines, vers la ville où les bagnoles rutilent.

J’attends encore un peu à ses côtés. En silence on regarde tous les deux vers là-bas – la honte du monde en moi face à nous.

 

 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 6

 

LE SULTAN DEMSPOTÈS

 

Dans son magnifique palais nimbé de civilisation raffinée vit le sultan Demspotès.

Il se promène chaque matin dans son jardin pour y compter les fleurs défuntes. Ils les connaît toutes pour leur avoir donné un nom le jour même de leur mort.

Après avoir pleuré sur l’éphémère, il parcourt les couloirs de marbre de son magnifique palais. Il entre dans les salles parfumées. Là il enjambe les corps des sujets prosternés.

Il se souvient alors d’une fleur, elle s’appelait Chaazid. C’était un vrai nom qui ne signifiait rien et s’était imposé à la vision de l’ unique beauté. 

Le sultan traverse le harem. Il y contemple les croupes grasses et les ventres rebondis. Il dit — Là, celle–là, à gauche.

Mais il est triste et ne peut profiter des portes rasées que lui offre la jeune fille, soumise, serviable et docile. Alors, il la chasse.

Le sultan déambule seul. Ses pas résonnent sur les dalles d’un autre salle.

Il voit un enfant qui se prélasse dans l’eau chaude d’une baignoire en céramique. Une femme est là qui le masse d’un parfum envoûtant.

Le sultan s’est arrêté, — Lui, là, dit-il.

Et l’enfant humide sort de la grande vasque en frissonnant.

La femme écarte les tissus moirés du sultan. L’enfant s’agenouille sous la tente improvisée. Il caresse de la bouche, des lèvres et de la langue le sexe du sultan.

Le sultan ne frémit pas. L’enfant relève la tête et la femme le repousse. Le sultan a déjà le regard porté ailleurs.

Il s’éloigne et traverse la salle des pages emplie de jeunes éphèbes aux formes fermes et nouvelles.

Là il perçoit en entrant une couleur, une couleur chaazid, merveilleuse, unique, incomparable.

Il quitte la salle, appelle son eunuque et dit — Dans la salle des pages j’ai vu deux larmes bleues, un bleu qui n’est pas éphémère.

Alors l’eunuque salue et s’éloigne.

Lorsqu’il revient il présente sur ses paumes tendues  un coussin de satin recouvert d’un tissu bleu ; il salue puis montre la dague d’or et de saphir avec laquelle il a officié.

Le sultan approuve et sourit.

Il dépose la dague à ses cotés puis il attend, le visage à nouveau fermé.

Alors l’eunuque s’incline afin que son regard ne couvre pas dans le même temps le même objet ; il soulève le voile léger et magnifique qui recouvre la convoitise du sultan.

Sur le coussin reposent les prunelles du jeune page : deux magnifiques rhombes d’un bleu chaazid.

Comme l’eunuque a pris soin d’ôter toute trace de sang, de nerf, et de muscles et qu’il n’en a conservé que la pure rotondité, solitaires elles brillent sur le coussin – deux perles les plus rares du monde.

L’eunuque salue de nouveau, dépose le coussin précieux sur une table de marbre et s’éloigne à reculons tête et buste baissés.

Le sultan sourit. Rasséréné, il sort dans le jardin. Il s’assoit sur un banc de granit et contemple le lent et délicat travail des jardiniers.

Demain d’autres éphémères mourront.

Une autre douleur sera là qu’il faudra consoler.
 

 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 5

 

COLLABO

 

Elle ne s'est pas débattue. Elle s'est avancée droit vers nous sur la place du marché. Un dimanche. Il y avait du monde, et il ne faut pas manquer de culot pour venir comme ça en chemise de nuit blanche sur la place du marché au milieu des porcs et des moutons.

Elle arrivait lentement pieds nus.

Ça m'a insulté cette allure, pour un peu, si j'avais eu ce qu'il fallait, je l'aurais à distance, blessée au cœur.

Personne n'a vu qu'elle avait peur. Les femmes ont commencé à ricaner, ce qui restait des femmes a commencé à ricaner. Sur sa gauche deux petites filles sont parties.

Elle a continué à s'avancer, les pigeons se sont écartés, j'ai vu la houppe de son menton qui tremblait. Et où j'étais suffisamment près d’elle pour distinguer sous la peau des yeux les veines bleutées.

Elle ne disait rien, strictement rien.

Elle est restée debout sans bouger à une dizaine de mètres de nous. Sa poitrine si belle et si fière se creusait à présent, d'angoisse, ou de malnutrition je ne sais pas. Mais ce que je sasi est qu’elle est restée debout, fière et terrifiée.

On s'est approchés à cinq ou six, je voulais être celui qui la toucherait le premier, après les autres feraient ce qu'ils voudraient.

Nos mains tremblaient et il fallait serrer très fort les rasoirs et les ciseaux.

Elle n'a pas bougé ni pleuré, rien. On a tout coupé ; les cheveux tombaient à la pelle, nous hésitions à les fouler, puis – par un geste, ou la précipitation – j'écrasais avec délice sa blondeur, je la massacrais, la malmenais, jouissant de ce que mon corps eût pu sentir à sa place.

Les rasoirs effleuraient la peau, la gorge et les seins.

Elle était nue sous la chemise.

L'un de nous, par mégarde au début, puis volontairement l'entailla à la nuque. Un second s'enhardit et fendit la chemise, alors les femmes qui avaient regardé se précipitèrent et arrachèrent le chemisier. Elle ne chercha même pas à se protéger. Elles la frappèrent avec des lattes de bois sur la tête rasée tout d'abord, puis sur le corps. Un coup, porté par un outil sans doute, lui ouvrit la cuisse ; elle hurla pour la première fois, alors la meute se déchaîna.

Elles frappèrent de leurs mains et de leurs ongles, puis des pieds et de bâtons. Mais au bout de ces coups, Elle s'était retrouvée bousculée à une dizaine de mètres du groupe où chacune voulant sa part de chair, s'était gardée de la maintenir à disposition, à la bonne distance, toute occupée au plaisir de la torture.

Elle, nue, blanche et rouge, les regarda toutes fixement. Elle avait dû estimer que sa soumission était terminée, en tous cas qu'elle ne leur en donnerait pas plus.

Elle hurla à nouveau, cette fois-ci d'un air féroce, sauvage, magnifique.

Elle resserra les canines, puis les babines, et se couvrant des lambeaux qu'elle avait maintenus, fit demi-tour.
Ses fesses nues, son dos, le sang sur la nuque et les mollets — voilà depuis l'été 44 l'image de notre honte.

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 4

 

 

MALID

 

J'ai travaillé dehors au soleil et puis à la lumière des néons, dans des bureaux, des abattoirs, à l'administration. Mon père Farid me cognait la tête. Ma mère me giflait. « Sois un homme. » « Ne pleure pas. »

Là-bas dans le perdu de l'enfance. Les filles étaient gentilles et mignonnes, je faisais des petits cadeaux de maquettes ou de modèles réduits

  « le sport, les billes, les autos, c'est pas pour les filles » il disait mon père.

— C'est pas vrai, j'ai dit.

Non c'est pas vrai, j'ai pas dit C'est pas vrai, j'ai dit Ah oui c'est vrai.

Mon père Farid, il disait Les femmes c’est toutes des salopes ; il disait aussi Das Weib, avec un sale goût sur la langue et dans le son.

Gamins on se regroupait, les filles d'un côté du grillage, les garçons de l’autre, et quand Mustapha-José-Gerard-Gunther, mon père, me disait que les voiles des femmes c'est comme des grillages, et que c'est très bien, parce qu'en plus ça rouille pas, comme ça on n'a pas besoin de les peindre, ça se lave tout seul, je répondais pas.

Et puis même à présent j'ai pas de réponses.

J'ai été pêcher en mer et puis aussi cultiver la terre sans engrais, avec la communauté.

On m'a ouvert le ventre sur des tranchées, enculé dans des régiments.

On m'a insulté, fouetté, souillé.

Je suis parti prendre le bateau pour attraper le scorbut et je suis revenu sans les dents. Ve t'aime, c'est un bon mot qui nécessite quelques dents voyez-vous.

J'ai écrit pour la femme. En espérant la garder.

Elle a été féministe, moi aussi.

J'ai été machiste, elle non. Parce que ça, ce n'est pas quelque chose qui vient et qui dit Bon je ne suis plus un machiste à partir de demain !

Ma mère m'a traîné dans des réunions pour dames, j'avais une poupée à Noël, ma sœur des autos et à ma sœur on lui coupait les cheveux, ma mère était très intelligente, toute ses copines le disaient, peut-être pas ses copains, toute façon des copains, elle en avait pas.

On avait des culottes courtes tous, ma mère elle disait  Tous pareils on est. Et elle sortait avec les copains de papa. Après, même les copains de Papa y en avait plus ; d'un coup ils ont disparu, juste après, comme j'ai dit, qu'on l'a vu dans le débarras pendu avec le rafia du jardin. 

Moi je ne pleure plus jamais. Voilà quelque chose qu'ils ont dit les pompes funèbres qu'on pourrait retenir  Sois un homme, Sois un homme. Je voudrais me fiancer, une belle fiancée elle pourrait s'appeler ManonFloraEsmeraldaBlandineYolandeMarikaBoraFelicidadGina.

Et on vivrait à Bruxelles, on parlerait le Finlandais, on dirait en turc la main dans la main en regardant les filles passer ; çok güsel, très jolie.

On aurait un grand repas, sans les prières.

Alors rien que pour ça, pour le présent de maintenant, je choisirais une jeune fille qui m'aime et je penserais que c'est pour ma vie.

 


 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 3

 

QUESTION DE POINT DE VUE

 

Un jour d’ennui je me suis lancé dans le ménage. Le ménage c’est pénible ; je n’aime pas ça. L’appartement n’est pas très grand, mais enfin ce n’est pas petit. Les petits qui achètent des grands appartements, c’est de la prétention.  Moi je suis  pas petit – et c’est pas prétentieux de le dire. Car je suis pas comme ceux qui veulent faire croire qu’ils sont pas prétentieux en achetant pas grand alors qu’on voit bien qu’ils sont pas petits.

Par exemple la grandeur d’âme. Certains en affichent une beaucoup plus vaste qu’on pourrait le penser.

Et si on remplace dans ce que j’ai dit le mot « appartement » par «  grandeur d’âme  » on comprendra tout de suite ce que je signifie de la manière la plus franche qui soit.

Pour les plus empotés – par exemple parce qu’ils digèrent mal ce qu’on leur dit, j’explicite : Je ne suis pas comme ceux, qui veulent faire croire qu’ils sont pas prétentieux en n’achetant pas une petite âme alors qu’on voit bien qu’ils sont pas petits, et qu’ils feraient bien d’afficher leur prétention tout de suite. N’est pas martyr qui veut.

Mais pour revenir au ménage, il m’arrive de le faire. À temps perdu. Le ménage et moi on ne s’y retrouve donc pas à une heure préméditée. Par exemple comme un assassinat en lequel tous les acariens sont impitoyablement détruits. Cependant une race qu’on ne voit pas s’éradique beaucoup plus facilement que celle qui se voit, c’est connu, il suffit de se déplacer et d’en écraser les représentants sans même en distinguer le bout d’un . C’est d’ailleurs pour cela que l’on accuse les races qui se voient de tous les maux, et qu’on les affuble de qualificatifs justifiant leur trépas. Je le répète : N ’est pas martyr qui veut.

Mais pour le ménage, alors qu’un jour, non prévu donc, je commettais des assassinats à l’insu de moi-même, j’ai vu de là où je me tenais l’aspirateur à la main un coin de l’appartement dans lequel je n’étais jamais allé. J’ai déposé l’aspirateur et empoigné mon balai et le reste de mes armes. Puis j’ai laissé ma perception vaguer tout d’abord puis détailler le volume devant moi. À force, en y accordant de l’attention, j’ai repéré aussi deux fauteuils sur lesquels je ne m’étais jamais assis.

Deux fauteuils non essayés dans un coin non vécu.

Tout cela dans ma surface corrigée !

Je me demande bien quelle faute j’ai commise pour qu’on me corrige ma surface.

Je me suis longtemps méfié dans mes déplacements. Une impression de faute a toujours plané dans mes circulations  – de la cuisine au salon, du salon à la chambre, ou du salon à la salle de bain, rarement de la salle de bain à la cuisine, souvent des toilettes à la salle de bain – une faute oui, mais différente de celle dont je peux parfois prendre conscience en constatant que pour ce qui est des circulations dans mon appartement je suis loin d’avoir parcouru toutes les permutations, les arrangements ou les combinaisons possibles. Mais cela, comment ceux qui ont corrigé ma surface l’ont-ils su, je ne sais pas .

J’ai déposé mon balai, essoré la serpillière, dite encore wassingue chez les gens du nord. Les mains libres, enfin, je fis le saut à pied joints dans la surface inconnue. En plein chez moi.

En sauvant mon équilibre j’ai goûté un instant l’exploit, puis face au mur j’ai inspiré à longues goulées, puis expirer à larges souffles avant de bouger.

Enfin je me retournai.  

Ce n’était pas du tout mon appartement. C’était celui de quelqu’un d’autre. Un tout autre logis avec le balai, l’aspirateur, le seau, la wassingue, et les mêmes meubles, et les rideaux, et tout ce genre de choses dont la seule utilité première semble d’être l’appropriation d’un espace.

En contemplant, je me suis senti devenir un autre homme, dans un autre endroit que je ne connaissais pas.

De plus, je sentais que je devenais heureux, un autre homme. Je n’ai plus bougé depuis. Plus jamais.

 

 

 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 2

 

PARIA

 

Je vois des livres dans une poubelle. Je vide la poubelle. Je me dis, Tiens, des livres sur le théâtre.

Assis sur des marches luisantes d’urine, je dégage chaque livre soigneusement. Certains sont imbriqués comme des siamois et la séparation est difficile. Exister séparément c’est pas donné à tout le monde, surtout aux livres.

Chaque livre traite d’un sujet. Un, page 13, je lis : Il n’y a plus de scène, plus d’histoire, plus d’acteur, plus rien. Moi, je suis épaté que des types puissent écrire sur du rien.

Un autre, page 27 : Un théâtre existe encore, dépassé, mégalomane, c’est le théâtre du rien qui croit avoir inventé l’absence de décor, l’absence d’histoire. Je ferme le livre.

J’en ouvre un troisième qui dit, Rien ne vaut une dramaturgie solide.

Bon, j’en prends un dernier, page 280. Il faut convenir qu’une véritable théâtrographie est à distinguer d’une narrographie laquelle, s’appuyant sur une opération diégétique, nous démontrera que le théâtre n’est ni plus ni moins qu’un cinéma sans écran.

Je dépose les livres. Je cherche, je fouille, livre après livre je refais une pile à mon côté. Sous le dernier livre, brille une pourriture liquide. Je me dis, Bon à force d’écrire sur le théâtre, ils l’ont laissé pourrir.

Je me lève, je vais pour faire l’autre poubelle quand devant moi y a une robe de chambre sur un type qui me demande,  Tu fais quoi ?

— Le tri, je réponds.

— T’as pas vu des bouquins sur le théâtre, c’est ma femme qui les a jetés.

Je lui montre la pile. Comme je fais ça, je montre la poubelle sous le réverbère.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? je demande.

— Des livres sur la littérature, qu’il dit, c’est moi qui les ai jetés, ils sont à ma femme.

— Vous avez jeté chacun les livres de l’autre ? je demande.

Le type agite ses bras, — On s’entend pas, mais attention, on couche hein !

Il montre le trottoir, — Tu t’es assis là-dessus, c’est plein de pisse.

Je lui dis que je suis habitué.

Il m’explique que c’est lui qui a pissé, depuis là-haut. — Ma femme a bouché les chiottes avec mes manuscrits, et y a plus de lavabo, elle a dit,  Tes manuscrits, c’est juste bon qu’à recevoir la chasse d’eau ; alors j’ai jeté tous ses livres, bon je remonte, il sont dégueulassés mes livres ; tu peux fouiller si tu veux .

 

Dans la poubelle, certains livres sont imbriqués, là aussi comme des siamois. C’est dur d’être séparés dans la littérature. Je vide la poubelle au sol. Ils se séparent.

Il y a un livre gris, page 47, qui dit : L’époque n’est plus à l’histoire, aux scenarii bien ficelés,  tout est poésie. Je me dis que si tous les légumes étaient des patates, on ne ferait plus de la soupe.

Un autre, page 52, Il est temps de se rendre compte que le tout est dans tout et réciproquement, relève d’un aquoibonnisme décadent.

Ça m’ennuie tout ça. Je cherche dans la pile un roman, ou un petit bout de récit, un petit quelque chose qui ne glose pas. Mais une fois le fatras mis à gauche, sous le dernier livre seul luisait encore de pisse le  granit.

Bien calé contre un pilier dans la pisse, j’ai sorti mon livre, bien à moi — 120 pages.  

Bon aujourd’hui je ne lirai que les pages en nombre entier 1 3 5 7 9 11 13 17 19 23 etc.

Demain ce sera les pages impaires. Puis les pages paires.

Ça me fera trois romans avec des recoupements entre les entiers et les impairs. Je remplirai les blancs, dans la tête, pendant la lecture. Avec toutes les permutations possibles y compris l’ordre d’écriture, je dois parvenir à une bibliothèque  holistique d’un exemplaire unique.

 

Je me suis endormi sur une page non prévue, un nombre divisible. Je me suis éveillé en me souvenant de l’histoire d’un type qui dans la file attendait son passage à la guillotine. Lorsque ce fut son tour, il a corné la page du livre qu’il lisait.

Alors je me suis levé, j’ai rassemblé les deux tas de livres et j’y ai mis le feu. Ça tombait bien. C’était Noël.

 

 

 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 1

 

BONNE NUIT

Elle lui a demandé — Tu m’aimes ?

Il a répondu — Oui.

Elle a demandé — Tu m’aimes comment ?

Il a écarté les bras ; il a dit, — Comme ça.

Elle a dit, — C’est tout ?

Il a dit, — C’est pas mal.

Alors elle a grommelé, — Ah oui, ben moi je croyais que tu m’aimais vraiment.

Il a dit, — Qui c’est qui a dit que je ne t’aimais pas vraiment ?

Elle a dit, — Quand on aime, on aime comme ça, et pas comme ça.

Alors il a dit, — Ah bon ! et qui  décide ça ?

Elle a dit, — J’ai toujours cru que quand on aime on aime pas comme tu dis.

Il a dit, — Tu commences sérieusement à me faire chier.

Elle a dit, — Oui c’est ça, c’est ça.

Et puis, — Alors tu m’aimes pas.

Il a dit, — Je commence sérieusement à ne plus t’aimer.

Elle a dit, — T’es un salop.

Alors il a dit, — On peut pas aimer quelqu’un qui vous tue.

Elle a dit, — Ah oui, c’est ça, je te tue.

— Oui, il a répondu, à petit feu.

Elle a dit, — Alors je vais partir.

Puis elle a ajouté, — Tu ne dis pas la vérité.

Alors il a dit la vérité, — C’est que t’es vraiment très conne pour penser comme ça.

Alors elle a dit, — C’est pas possible, c’est pas possible, on va pas finir comme ça.

Et lui, il a dit, — On finira comme on doit finir.

Alors elle a dit, — C’est tout ce que tu as à me dire ?

Il a dit, — Ce qui est sûr, c’est que toi t’as rien à dire.

Elle a dit, — C’est pas possible quand tu dis que tu m’aimes pas, tu mens ; hein que tu mens ?

— Bien sûr, il a dit, bien sûr.

Elle a dit, — Bon je vais pouvoir dormir maintenant ; tu m’as fait peur.

— Bonne nuit, qu'il a dit.

— Bonne nuit, qu’elle a dit.

 

 

 

CHRONIQUE DE L’ORDINAIRE - 0

 

UN RITE

 

Il fut un temps ou des milliers de personnes allaient régulièrement aux mêmes heures chez d’autres personnes qui les attendaient à ces heures.

Selon un rite immuable les hôtes s’asseyaient derrière un lit qui avait plusieurs noms : sofa, divan. Toujours deux syllabes.

On a longtemps pensé que ces deux personnes avaient quelque chose à voir avec ces deux syllabes, mais c’est un ensemble de données auxquelles nous n’avons plus accès.

Dans ce rite immuable se succédaient l’assise de  la seconde personne et l’allongement de la première sur le divan, ou le sofa…

La première personne se livrait alors à un exercice curieux, qui consistait à parler de tout et de rien ; la seconde personne rêvassait et de temps à autre venait en elle une idée qui lentement se cristallisait en mots qu’elle prononçait.

Tout cela avait des effets sur les deux personnes en situation. Des imperceptibles modifications avaient lieu dans les âmes des deux personnes ; et celles qui étaient allongées en tiraient profit à leur insu. Puis avec le temps elles s’en portaient mieux.

Les deux personnes finissaient par se séparer, sans que l’on ait des renseignements précis et véritables à propos de ce qu’elles éprouvaient lors de cette séparation.

On chercha longtemps à détruire ce rite. En vain.

On s’en inquiéta toujours, car vues de très haut, ces milliers de personnes se déplaçant en même temps offraient sous les nuages l’activité redoutable d’une fourmilière.

 

 

 

Published by Alain Julien RUDEFOUCAULD

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