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Alain Julien RUDEFOUCAULD - Ecrivain

AU SECOURS, LES TENEBRES.

 

Epopée (anti) sociale fondue au noir, Le Dernier contingent regarde la France des années 2010 avec les yeux grands ouverts sur une jeunesse brisée, martyrisée et complètement dysfonctionnelle. En 500 pages incandescentes, au rythme hypnotique et à la mise en scène théâtralisée, Alain Julien Rudefoucauld, dont c'est le troisième roman, signe un roman malade, à mi chemin entre le réalisme social du meilleur acabit et le carton pâte sursignifiant et romantique. L'un des premiers chocs de l'année 2012.

Il y a d'abord ce titre : Le Dernier Contingent, si parfait et évident qu'on s'étonne que personne ( ?) ne s'en soit emparé avant. Le Dernier Contingent, avec ces allures de western, de douze salopards revenus de je ne sais quel 300 à la Miller. Il y a de la résistance là-dedans, du dernier carré dos à la falaise qui se défend le glaive à la main et forme le cercle de confiance avant de crever sous les coups. Le Dernier Contingent est un livre qui tiendrait presque entier dans son excellent titre s'il n'y avait, aussi et accessoirement, ces 500 pages de roman qui l'entourent. Alain Julien Rudefoucauld vient du théâtre. Il restitue dans ce roman la parole brute d'une demi-douzaine d'ados aux noms communs : Marco, Xavier, Manon, Thierry, Malid etc. Ce sont eux qui tiennent le pavé ici. Le roman est bâti sur des monologues à la 1ère personne où les gamins (des adolescents, de jeunes adultes) racontent en "direct live", comme on disait il y a quelques années, ce qui s'est produit sur une séquence ramassée de douze semaines.

Le ton est alerte. La prose est faite de phrases plutôt courtes, proches du langage parlé et saisies à même la bête. Il faut lire évidemment le Dernier contingent pour sa langue qui est une tentative plus qu'honorable de faire parler les jeunes comme... ils parlent. Cela ne fonctionne pas tout le temps et l'on a tendance à ne pas distinguer le ton des protagonistes (Xavier et Thierry notamment). Le procédé est bancal sur une telle longueur : il y a des redites, des rappels, des références (culturelles notamment) qui semblent être plus celles de l'auteur que celles des gamins. Mais l'effet choral et hypnotique est garanti. Le dernier contingent sonne comme un long brouet crépusculaire, tenu par cette langue qui mêle la brutalité du Pasolini des Garçons Sauvages et les distorsions petit-Céliniennes. On a des dizaines de reproches à faire à l'approche de Rudefoucauld mais son parti pris est si fort et tenu de manière tellement obstinée que nos objections ne tiennent pas les 200 pages. Le Dernier Contingent agit comme un tunnel ou un trou noir (au choix) qui concasse ses personnages et leurs propos. Un tunnel qui donne le tournis et envie de vomir au fur et à mesure qu'on s'enfonce dans la nuit du livre. Au fil des pages, tout converge dans un même continuum littéraire dont la noirceur n'a d'égale que l'évidence. Il y a des bougies au bout qui distillent un peu de lumière, d'illusions et de chaleur humaine. Le reste n'est que grisaille, succession de culbutes (des orgies, des errances, des translations ratées dans le bordelais de foyers en familles, avec les flics aux trousses) et de jeux de pistes désordonnés.

Les gamins racontent donc et crachent à la figure du monde. Ce sont les enfants perdus des contes de fées mais qui auraient fait un concours des vies les plus foireuses. Il y a le bougnoule suceur de bites et cerveau de la bande qui va de foyer en foyer, la putain sculpturale en luciole romantique et ange de circonstance qui a des tickets pour des partouzes chez DSK Bordeaux, il y a Marco, le Lennie sans les mains, venu tout droit des Etats-Unis avec son ami le géant vert, Xavier le faible. On se dit parfois (souvent) que Rudefoucauld a eu la main un peu lourde avec les déterminismes de ces gamins. Viol par les parents, torture, prostitution : c'est la vie des foyers, des arrières mondes et elle n'est pas jolie, jolie.

Le Dernier Contingent est clairement, pour cette conjonction d'une forme (ces narrations au présent du présent) et du fond (cet All Star Game du traumatisme social), la pire horreur anti-française qu'on a lue depuis 10 ou 20 ans. C'est un désastre, un crève-cœur de regarder la France, fortifiée par des années de sarkozysme, et de savoir que ces gamins y sont aussi, qu'ils sont aussi vrais que des personnages de romans peuvent l'être ou que des cailloux dans une espadrille. Le reste appartient à l'histoire du pays et de la littérature. Les gamins font une connerie, plusieurs mêmes. Ils se rattrapent les uns les autres et puis se serrent les coudes, tandis que la cavalerie des westerns les prend à rebours. Le livre va en s'améliorant. La fin est une tuerie. Lieu clos : une île bordelaise pendant l'apocalypse. Il y a des scènes incroyables et une atmosphère qu'on avait jamais goûtée avant, de fin du monde et de la civilisation toute entière qui sombre avec son sang frais. Marco devient Marco pour de bon. Le roman comprend la meilleure scène de sexe (lesbien) de toute la littérature contemporaine. On aurait tout aussi bien pu en mourir. Et puis le sacrifice des vies normales. Plof, plof. Ca tombe comme à la fête foraine.

Il est assez difficile de dire du bien du Dernier Contingent. Le livre est trop lourd à porter. Sa lecture n'est pas si agréable qu'on aimerait le penser. C'est un roman de maladresses et d'exagérations, mais un livre qui sort tellement du cadre habituel qu'on se prend le coin dans l'œil. Le dernier contingent a des séquences enivrantes et d'une beauté inégalables. On peut croquer un bout de lune croissant dans la tempête. Ca sent le beurre et le sang. C'est un livre de témoignage et d'amitié, l'un des grands livres de ces dix dernières années sur les jeunes d'aujourd'hui et ce qu'on en a fait. On peut lui souhaiter du succès pour sa résonance avec les thèmes d'actualité (voyez le programme d'Hollande) mais cela n'arrivera pas. On ne conseillera le livre à personne, sauf à ceux qui veulent se faire peur et descendre, avec un casque de mineur, dans un puits de ténèbres. Rudefoucauld réussit avec ce grand roman quelque chose d'immense et de tordu, de cradingue et de majestueux.

Alain Julien Rudefoucauld, Le Dernier Contingent, Tristram, 2012.

Benjamin Berton

 

Le 13 février 2012

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